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dimanche, août 15, 2010

[listalr] Annie Lacroix-Riz répond sur l'URSS, Staline et le trotskisme (échanges de mails)

 

From: Histoire
Sent: Sunday, August 15, 2010 9:36 AM
To:
Subject: [listalr] Annie Lacroix-Riz répond sur l'URSS, Staline et le trotskisme (échanges de mails)

 la liste de diffusion d'Annie Lacroix-Riz

 

www.historiographie.info

 

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Mail 1 :  DE Michel Barbe le 11/08/2010

 

Chers amis, collègues et souvent camarades, l'historien de la Russie et de l'URSS, auteur de 4 biographies : Lénine, Staline, Trotsky et dernièrement Khrouchtchev, Jean-jacques Marie, sera interviewé sur France inter le 20 août 2010 à 13h3O, jour anniverssaire de l'assassinat de Léon Trotsky le 20 août 1940 il y a 70 ans par un agent de Staline décoré par lui manifestant ainsi son énorme soulagement parfaitement compris et partagé par presque toutes les chancelleries des pays capitalistes.Il avait fait le sale boulot. Seule la classe ouvrière pouvait le pleurer et serrer les poings. C'est Staline aujourd'hui qui est déboulonné dans le monde et non Trotsky, toujours et légitimement honoré, parcequ'aucun culte de sa personnalité n'é été instauré et n'est nécessaire pour connaître et comprendre son activité révolutionnaire. Il n'est pas une icône mais ses écrits sont une aide précieuse pour comprendre y compris le monde actuel ainsi que les outils organisationnels (IV° Internationale)qu'il a laissé pour aider les classes ouvrières à l'affronter avant que le capitalisme ait pu entraîner la civilisation humaine à la catastrophe. Relisez ce qu'il écrivit sur Juin 36 en France puis sur le pacte Hitler-Staline annoncé par lui un an avant l'encre de la signature déposée sur le papier...Il n'y a pas eu que la poignée de main de Montoire ! Je vous souhaite bonne écoute et...bonnes vacances. Michel Barbe

> La télé sur la Sept et la cinq font passer actuellement d'excellents films d'archives sur la marche à la guerre et la guerre...

 

 

 

 Mail 2 : de Marie ange Patrizio à MB  11/08/2010

 

Bonjour Michel,

ce n'est pas correct pour un historien d'appeler le pacte de non-agression Molotov-Ribbentrop "le pacte Hitler-Staline" ;  je garde les adresses de ceux à qui tu conseilles l'émission  avec Marie, pour leur envoyer, quand ça sortira, l'annonce de la publication de ma traduction de Staline. Histoire et critique d'une légende noire, de Domenico Losurdo, (apparemment maintenant ce serait en janvier 2011) ; ça fera un point de comparaison avec les historiens trotskistes invités par les médias de l'idéologie dominante.

Tu comprendras en lisant l'ouvrage de Losurdo que ne suis d'accord avec à peu près rien de ce que tu écris ici.

Moi en ce moment je recommande par contre Maigret sur la 2 tous les après-midis (Inspecteur Brunetti sur la 3 le mardi soir, c'est pas mal aussi, dans le fond) !

à bientôt

marie-ange

 

en attendant "Staline" quelques autres articles intéressants pour les vacances sur :

http://domenicolosurdo.blogspot.com/ 

 

 

Mail 3 :  Réponse de MB à Marie ange Patrizio  11/08/2010

 

C'est ton droit d'être anti-trotskyste. La "lecture" de l'Histoire est multiple mais tu es un peu molle en laissant croire que Molotov-Ribbentrop ce n'est pas Hitler-Staline ! Tu me déçois, je n'en crois pas mes...oreilles ! Même des élèves de 6ème te regarderaient en s'interrogeant sur tes connaissances ! Cela dit il n'est pas correct que tu te laisses aller de façon peu déontologique à utiliser  mes adresses mail pour une contre-propagande stalinienne! Mais je les préviendrai, moi aussi, sur le sens du bouquin de ton ami historien stalinien italien Domenico Losurdo sur Staline. Mais enfin peut-être nies-tu que c'est un agent de Staline qui a assassiné Trotsky, l'ex chef de l'Armée Rouge dont tout l'Etat-major a été liquidé par Staline ? Staline expliquait qu'il s'agissait d'une rixe entre Trotskystes !Tu le sais, ta copine Annie Lacroix-Riz, libre penseuse, qui vient d'écrire un article très intéressant "Vichy et l'assassinat de la république" dans La raison actuelle n°553, explique que l'Etat-Major de l'Armée Rouge complotait avec les nazis en utilisant pour sources des rapports diplomatiques connus de tous ! Mais Annie et toi vous le savez bien : les faits ont la tête dure ! Oui à bientôt...mais écoute quand même Marie invité par un média de l'idéologie dominante.Tu ne veux tout de même pas mourir idiote et ignorante ? ! Tu ne le mériterais pas ! Michel

 

 

 

Mail 4 : précisions de M A Patrizio 12/08/2010

 

Mon cher Michel,

1) quand on met des adresses en Cc, c'est-à-dire en évidence, c'est qu'on laisse le droit de réponse aussi vers les autres destinataires. Sinon, on les met en Cci.

2) sur les complots de l'Armée rouge, je fais suivre ton mail à Annie : peut-être que tu prends tes aises dans ton interprétation de ce qu'elle écrit dans cet article que je n'ai pas lu (encore).

De toutes façons tu pourras en parler avec elle en octobre à l'Alcazar, après la séance qui traite d'un autre sujet.

à bientôt,

marie-ange

 

 

 

 

Mail 5 : Réponse de Annie Lacroix-Riz le 1408/2010

 

Cher Monsieur,

Puisque je suis mise en cause et avisée par courrier de l'être, je me sens contrainte d'intervenir. Vous pourrez trouver dans mon ouvrage Le Choix de la défaite : les élites françaises dans les années 1930, Paris, Armand Colin, nouvelle édition complétée et révisée, 2010, 679 p., p. 395-401, les preuves que « l'Etat-Major de l'Armée Rouge complotait avec les nazis », preuves que, écrivez-vous, j'aurais prétendu fournir « en utilisant pour sources des rapports diplomatiques connus de tous ». Le reste de cet ouvrage contient par ailleurs nombre d'indications sur l'URSS, l'« Occident » et leurs rapports, indications qui sont objectivement plus favorables à Staline qu'aux puissances impérialistes (sans parler de Trotski même). Outre que les « rapports diplomatiques » constituent une source irremplaçable de connaissance des relations internationales (excusez cette tautologie) – comme les rapports militaires et policiers (section extérieure), dont j'ai fait aussi grand usage ‑, ils ne sont pas « connus de tous » : je suis, à ma connaissance, la première chercheuse « occidentale » (ou, plus généralement, le premier chercheur « occidental »), sinon à avoir découvert (Jonathan Haslam a trouvé des documents établissant la culpabilité de Toukhatchevski mais a préféré n'en pas faire usage, dans son ouvrage The Soviet Union and the struggle for collective security in Europe, 1933-1939, Londres, Macmillan Press Ltd, 1984), du moins à avoir publié des extraits substantiels ce type de rapports, diplomatiques et militaires. Lisez attentivement ces documents que vous croyez connaître, en allant éventuellement chercher complément dans la consultation exhaustive des sources figurant dans les notes infra-paginales du Choix de la défaite ou de De Munich à Vichy (cf. infra).

L'argument d'autorité que vous avancez à l'usage de Marie-Ange Patrizio, « Même des élèves de 6ème te regarderaient en s'interrogeant sur tes connaissances ! », ne vaut pas démonstration. Les « élèves de 6 » reçoivent des manuels alignés sur la propagande télévisuelle quotidienne, et l'intoxication se poursuit jusqu'à l'université et au-delà ‑ je puis en témoigner, par une longue expérience, tant dans l'enseignement secondaire que dans le supérieur. Je me permets à cet égard de vous renvoyer à mon opuscule L'histoire contemporaine sous influence, Pantin, Le temps des cerises, 2004, 145 p., 2e édition (1e, 120 p.), tirage 2010.

 

Les trotskistes confondent volontiers les proclamations sur les caractères respectivement diabolique et admirable en tous points de Staline et de Trotski avec les démonstrations historiques stricto sensu. Je l'ai déjà écrit à Jean-Jacques Marie, dont « un média de l'idéologie dominante », l'Express, avait, dans un n° spécial des 20-26 septembre 2007 sur Staline, objet d'une intense publicité, reproduit sur « la famine en Ukraine » de 1933 des affirmations non documentées, illustrées au surplus de photos de la famine nationale de 1920-1921. Cette promotion des propos et études de Jean-Jacques Marie, qui relève de la routine, a de quoi troubler ceux qui s'affirment résolument opposés au capitalisme : depuis quand la bourgeoisie fait-elle systématiquement appel à des révolutionnaires pour établir et diffuser des vérités historiques ? Mon collègue a ironisé, voire pratiqué le sarcasme (tendance dont témoigne votre propre remarque, injurieuse, à Marie-Ange : « Tu ne veux tout de même pas mourir idiote et ignorante ? »), mais n'a pas répondu sur le fond. Vous trouverez ci-joint écho de cet échange datant de décembre 2007, dans lequel j'ai reproduit les arguments de M. Marie lui-même (je ne dispose plus de l'échange électronique, mais ma lettre répond à un premier échange, très méprisant de la part de M. Marie, qui n'a d'ailleurs pas répondu à cette nouvelle lettre ni commenté les archives proposées à sa consultation).

 

Les références que j'ai présentées en septembre 2007 comme à venir ont été publiées depuis, notamment De Munich à Vichy, l'assassinat de la 3e République, 1938-1940, Paris, Armand Colin, 2008, 408 p., ouvrage qui apporte de nouveaux éléments archivistiques sur l'inexactitude de la thèse du pacte d'alliance Hitler-Staline et infirme la comparaison entre le pacte germano-soviétique du 23 août 1939 et « la poignée de main de Montoire » du 24 octobre 1940. L'ouvrage Le Vatican, l'Europe et le Reich que j'y citais a fait l'objet d'une réécriture approfondie, et paraîtra en livre de poche chez Armand Colin le 13 octobre prochain.

 

Les trotskistes somment en permanence les communistes, qualifiés de « staliniens », de répondre de « crimes » multiples et monstrueux attribués à Staline, « crimes » considérés comme vérités d'évidence (la notion de « crime » de la Terreur, sous la Révolution française, est-elle établie scientifiquement ?) n'exigeant donc pas preuve archivistique directe : ainsi Jean-Jacques Marie, comme je le lui ai fait observer en 2007, manie-t-il davantage la seconde main, à propos de l'URSS et de ses personnalités politiques, que l'archive originale. Ils devraient, d'une part, s'appuyer davantage sur cette dernière catégorie de source, et, d'autre part, s'interroger sur deux phénomènes antagoniques, lourds de signification politique : 1°, le statut si privilégié qu'ont accordé à Trotski, depuis les années 1930, je dis bien 1930, les « media de l'idéologie dominante » et, par conséquent, la grande bourgeoisie, qui possède ces derniers et contrôle leurs journalistes, et, 2°, la haine inexpiable que suscite Staline dans les mêmes milieux ; parallèlement, 1° l'accueil fréquent d'exposés élogieux sur Trotski, toujours confiés à ses admirateurs déclarés ; 2° les vociférations contre Staline, volontiers confiées aux mêmes ‑ mais pas exclusivement : la concurrence est forte sur ce sujet historique à statut particulier, pour lequel la violation de toute norme méthodologique est de règle.

« Élément aggravant, les archives militaires et diplomatiques, précisément non « connu[e]s de tous » (je dirais plutôt ignorées de presque tous), révèlent que les dirigeants des pays impérialistes, en particulier de l'Allemagne dans les années 1930, et des États-Unis après 1945, ont beaucoup usé des services de trotskistes contre l'URSS, je dis bien contre l'URSS et pas seulement contre Staline lui-même. Le fait que Staline, suppôt du « capitalisme d'Etat » présumé, serve d'autojustification aux trotskistes n'enlève rien à la réalité incontestable d'une collaboration régulière avec les forces représentatives du grand capital. La chose est, pour les années 1930 et 1940, vérifiable dans les pièces d'archives mentionnées par le courrier que j'ai adressé le 22 octobre 2004 à Pedro Carrasquedo. Ce dernier, travaillant aux Archives nationales, s'était proposé comme arbitre dans mon litige d'alors avec des correspondants trotskistes, arbitrage qu'il n'a à la date présente pas encore exercé (depuis lors, j'ai découvert d'autres pièces, mais il me semble vain d'entasser ici les documents-preuves). Partageant avec vous la conviction que « les faits ont la tête dure ! », je vous laisse donc l'entière responsabilité d'assumer l'avis formel que Trotski est « toujours et légitimement honoré, parce qu'aucun culte de sa personnalité n'a été instauré et n'est nécessaire pour connaître et comprendre son activité révolutionnaire. » Il me paraît fort douteux que ces vertus « révolutionnaires » de Trotski lui aient seules valu l'intérêt si assidu des « media de l'idéologie dominante », toujours dans le sens du dithyrambe, par opposition à Staline, aussi régulièrement voué, par les mêmes, aux gémonies. Je m'étonne aussi du label de qualité que vous octroyez, de principe,  aux « media de l'idéologie dominante » en recommandant sans once de critique les « excellents films d'archives sur la marche à la guerre et la guerre [que fait] passer actuellement […] la télé sur la Sept et la cinq... » Je suis au contraire frappée, en général, par leur caractère partiel et partial.

 

Mettant publiquement en cause M. Marie, je lui communique naturellement le présent courrier.

 

Bien cordialement,

 

Annie Lacroix-Riz

 

PS.

‑ Mon article de la Raison ayant été cité par vous, je le mets également en pièce jointe. Je pourrais donc être « intéressante » quand je traite de la France, mais, comme Marie-Ange, « idiote et ignorante » quand je traite de l'URSS. Je ne pratique pourtant qu'une méthode historique, applicable à des sujets historiques fort divers, URSS et Staline compris.

‑ Les pages du Choix de la défaite référencées dans le courrier adressé à Jean-Jacques Marie sont celles de l'édition de 2006.

‑ Le pacte germano-soviétique fut annoncé comme certain ou fatal par les chancelleries (diplomates et attachés militaires) dès 1933, dans l'hypothèse, très vraisemblable (et finalement réalisée) où Paris et Londres refuseraient à Moscou le bénéfice d'une véritable alliance tripartite défensive du type de 1914 : voir sur ce point Le choix de la défaite. Les qualités divinatoires que vous attribuez à Trotski en la matière sont donc plus beaucoup modestes que vous ne le supposez.

Merci, Marie-Ange, de transmettre à qui de droit (et diffusion libre, naturellement).

‑ J'ai écrit à M. Marie en 2007 : « Vous devriez consulter l'ouvrage du photographe-historien Tottle Douglas, Fraud, Famine and Fascism. The Ukrainian Genocide Myth from Hitler to Harvard, Toronto, Progress Book, 1987. » Si le courrier était récent, j'ajouterais la remarque suivante : la certitude que nombre de photographies ont été prises de l'Ukraine en 1932-1933 (évoquée dans mon courrier à M. Marie) est renforcée par les courriers originaux reproduits dans l'ouvrage The Foreign Office and the famine: British documents on Ukraine and the Great Famine of 1932-1933, Ontario, The Limeston Press Kingston, 1988. Ce livre, par ailleurs fort antisoviétique et de ton très « ukrainien » occidental, atteste que le Dr Otto Schiller, « attaché agricole à l'ambassade d'Allemagne à Moscou », un des innombrables exécutants du plan allemand de conquête de l'Ukraine, qui a, depuis 1932, diffusé la thèse d'une épouvantable famine due à la gabegie du système soviétique de collectivisation des terres (que l'Allemagne victorieuse eût remplacé par le rétablissement de la propriété privée), a passé l'année 1933 à prendre des photos à travers toutes les régions d'Ukraine : plusieurs courriers donnent cette précision. Où sont passées ces photos de 1933 qui ont été d'emblée (dès 1933) remplacées par celles de 1920-1921, dans la propagande germano-polonaise, vaticane, etc. sur « la famine en Ukraine » à cinq, six, dix, douze millions de morts ? Nous l'ignorons encore.

 

 


Le Pecq, le 8 décembre 2007

Annie LACROIX-RIZ

Jean-Jacques MARIE



Cher collègue,

Vous me permettrez de préciser les inexactitudes et malhonnêtetés de votre article, tout en répondant aux arguments qu'avance votre courrier. Je ne vous reproche pas un modeste article de synthèse (et ne parle pas ici de votre « Staline paru chez Fayard » ou de votre « Trotsky paru chez Payot » dont on pourrait examiner le cas par ailleurs). Je fais allusion au brûlot paru dans l'Express des 20-26 septembre 2007 assimilant Staline à « Caligula [qui] symbolise la cruauté, la dissimulation, la mégalomanie, le bluff, le mépris des hommes, tous traits applicables à Staline. » Curieux choix. Vous prenez au pied de la lettre les auteurs latins (à commencer par cette commère de Suétone) dont on sait que, issus des milieux privilégiés, ils ont haï les empereurs qui montraient quelque combativité contre les prébendes des sénateurs. Caligula les traitait en effet fort mal mais, comme lui, j'ai plus de sympathie pour un cheval que pour un sénateur romain. Je n'avais pas songé à cette comparaison entre historiens contemporains « dominants » et chroniqueurs latins avocats d'une impitoyable société de classe, mais elle est riche d'enseignements.

Comme tous les collègues français ou presque, vous partez du principe que Staline a tué femmes, enfants et vieillards, sans parler des hommes valides, grâce à une réglementation, par lui élaborée, aussi idiote que féroce et qu'il aurait légitimée par des complots imaginaires. Ce qui vous donne l'occasion de brocarder « le mauvais roman des Sayers et Kahn ». Ce n'est pas parce que le regretté Vidal-Naquet, qui ne redoutait rien tant, et de longue date, que de passer pour « compagnon de route » du communisme, a donné sa caution à cette thèse – fort étrangère à son champ de spécialité – qu'elle est fondée. L'ouvrage en question, The great conspiracy against Russia, New York, Boni & Gaer, 1946, préfacé par le soviétophile sénateur Claude Pepper (un des deux seuls ambassadeurs « progressistes », avec Davies, nommés par Roosevelt), établit en effet que la Russie soviétique a fait l'objet depuis sa naissance d'un complot permanent des puissances impérialistes, acharnées à faire disparaître cet insupportable modèle socio-économique et politique.

Le travail de Sayers et Kahn appartient certes à la catégorie de « l'histoire immédiate », mais ses « notes bibliographiques » souffrent la comparaison avec « l'absence de références » de votre « court article de magazine », et quel magazine! Je vous renvoie à ces notes, précisées pour chaque chapitre p. 140-147 de cette édition de 1946 : elles incluent des ouvrages « officiels » soviétiques, d'autres, non soviétiques, assurément anti-trotskistes, mais documentés, ainsi que d'abondantes sources occidentales de renseignements, des archives étatiques publiées, tels les Foreign Relations of the United States, les papiers Lansing, le compte rendu sténographique des procès depuis le début des années trente, etc. J'ai consulté moi-même ce type de matériau au Quai d'Orsay (comptes rendus bruts et commentaires diplomatiques). Le document brut des séances est instructif, parce que, torturés ou pas, les inculpés fournirent des détails précis sur leurs tractations avec l'étranger qu'aucun tortionnaire, si habile fût-il, n'aurait pu leur inspirer, comme je l'ai fait remarquer naguère à propos des procès qui eurent lieu dans les démocraties populaires de l'Est européen, pendant la Guerre froide, contre de hauts clercs stylés et mandatés par le Vatican (Le Vatican, l'Europe et le Reich de la Première Guerre mondiale à la Guerre froide (1914-1955), Paris, Armand Colin, 1996, 540 p., réédité en 2007, chapitre 11; sur l'appréciation desdits complots par une historiographie plus récente, cf. infra).

En outre, l'ouverture des archives internationales (soviétiques comprises, mais je travaille moi-même sur les occidentales, cf. infra) ne ridiculise pas, mais étaie la thèse de Sayers et Kahn du complot international, comme l'excellent ouvrage, traduit en français, d'Arno Mayer, Les Furies, terreur, vengeance et violence, 1789, 1917, Fayard, Paris, 2002. « L'ambassadeur d'un pays capitaliste devient fiable dès lors qu'il répète la propagande officielle, m'écrivez-vous. Pour répéter ainsi le mauvais roman des Sayers et Kahn, il faut tout ignorer du dossier Toukhatchevski à Moscou et même de la déclaration du collège militaire de la Cour Suprême de l'URSS de 1957 sur le procès des militaires qui en citait quelques extraits, documents autrement sérieux qu'une correspondance de diplomates étrangers. » J'ai consacré au « dossier Toukhatchevski » des mois de recherche indépendante dans les archives diplomatiques (françaises, américaines, britanniques, allemandes, récemment italiennes) ‑ et militaires françaises (Service historique de l'armée de terre, incluant des fonds spécifiques sur le procès Toukhatchevski) : leur concordance est formelle sur les tractations entre Toukhatchevski (et quelques-uns de ses pairs) et l'État-major de la Wehrmacht, impliquant cession de l'Ukraine contre renversement du pouvoir soviétique.

Ces sources d'origine très diverse excluent toute erreur et balaient les a posteriori de « la déclaration du collège militaire de la Cour Suprême de l'URSS de 1957 sur le procès des militaires ». Vous vous en contentez parce qu'elle cite « quelques extraits » favorables à la thèse de la réhabilitation de Toukhatchevski, que les dirigeants soviétiques prononcèrent en effet. Le père de Nicolas Werth, l'excellent journaliste britannique Alexander Werth qui, à la différence de son fils, aimait beaucoup l'URSS et ne haïssait pas son chef, souligna dès 1964 les périls d'une réécriture de l'histoire soviétique systématiquement antistalinienne. Il conclut à de sérieuses manipulations « khrouchtchéviennes », en confrontant à des récits d'après mars 1953 nombre de réalités politiques et événements que, ayant passé la période de guerre en URSS, il connaissait personnellement (La Russie en guerre, Paris, Stock, 1964, p. 19-20). Un document de 1957, favorable à Toukhatchevski, vous suffit à établir son innocence. Au nom de quel impératif méthodologique? En revanche, mes courriers diplomatiques, qui vous déplaisent, ne seraient pas des archives : votre remarque « Beau document d'archives puisqu'il est archivé! » relève du chef-d'œuvre de mauvaise foi. Vous me permettrez de prétendre, cher collègue, savoir aussi bien que vous ce qu'est une archive. Il n'est que de me lire pour le constater.

Je vous remercie donc de lire mon « ouvrage Le choix de la défaite » que vous n'avez « pas lu », notamment ses p. 389-407 (surtout 393-398). Moi, je vous parle de votre article, et je l'ai lu. Vous déduisez du « titre », qui vous déplaît, certes, mais que j'ai scrupuleusement et précisément choisi, que je recours aux « mêmes fables grossières » dont j'aurais usé « dans la lettre à Celia Hart en ignorant les documents soviétiques eux-mêmes. » Parlons-en. Lorsque j'ai répondu aux énormes sottises de Mme Hart, j'ai fourni à mes interlocuteurs les sources de documents établissant la complicité formelle, de 1935 à 1946, entre trotskistes, Trotsky en tête, et élites des puissances les plus résolues à en finir avec l'expérience soviétique (qu'on taxe cette ligne d'anti-stalinisme ne change rien à l'affaire). J'ai notamment envoyé à mon ami (trotskiste) Pedro Carrasquedo, le 22 octobre 2004, les références qui suivent, puisque, travaillant aux Archives nationales, il se proposait de les examiner pour « arbitrer », après le délai nécessaire à l'examen, entre mes accusations graves et les cris d'indignation de divers groupements trotskistes. C'est ce que vous appelez ignorance des « documents soviétiques eux-mêmes ». Pedro, que j'ai relancé dans les semaines qui ont suivi son engagement, n'a à la présente date toujours pas usé de son arbitrage et ne m'a plus reparlé du dossier après avoir différé sa remise d'avis.

Vous conviendrez aisément, puisque vous considérez toujours comme nulles et non avenues les accusations soviétiques de complot ou de complicité de ressortissants soviétiques avec des pays hostiles, que, pour établir les liens éventuels avec l'étranger, les sources diplomatiques et policières, notamment occidentales, sont indispensables. Je vous remercie de vérifier les sources que j'ai fournies, qui ne laissent aucun doute sur l'utilisation des trotskistes contre les communistes par les Allemands hitlériens avant et pendant l'Occupation puis par les Américains supposés démocrates. Je conçois que le dossier vous soit désagréable, mais je ne l'ai pas « forgé » (je vous adresse l'original in extenso du texte envoyé à Pedro, qui pourra confirmer mes dires, raison pour laquelle je lui communique notre échange).

Sur Knochen et Boemelburg, voir Le choix de la défaite et Industriels et banquiers français sous l'Occupation : la collaboration économique avec le Reich et Vichy, Paris, Armand Colin, 1999, réédité en 2007, et surtout le prochain, De Munich à Vichy : la mort annoncée de la Troisième République, à paraître en 2008 chez le même éditeur.

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« Pièces indiquées à Pedro Carrasquedo sur Trotski et les trotskistes

Le Pecq, 22 octobre 2004

 

Remarques sur les pièces déjà indiquées, sur lesquelles nous pourrons discuter (j'en ai annoté une quantité considérable), et sur d'autres

3W, vol. 358, interrogatoire d'Allemands, AN,

Le dossier 4, Knochen, direction générale de la sûreté nationale direction des RG, janvier 47, révèle une filière d'utilisation d'« agents » trotskistes contre le PCF et sa propagande pro-soviétique :

Lutte contre le communisme, œuvre de Boemelburg, notamment très efficace utilisation de propagande trotskiste par agent Barbe ou Barbet, sur radios clandestines installées « consistait à critiquer l'évolution du communisme russe et plus particulièrement de Staline en soulignant qu'il s'éloignait de plus en plus des doctrines initiales de Marx et de Lénine », pour « dissocier les diverses organisations communistes en jetant le trouble dans les esprits », 104, et « d'autres collaborateurs français pour ces émissions mais je ne connais pas leur nom »; et usage d'autres comme le Tchèque Rado, « ex-officier des Brigades internationales », et deux autres agents Tchèques; et Boemelburg « avait d'excellents contacts avec des fonctionnaires de la police spéciale française et, notamment, Deitmar ((sic) Detmar d'après Berlière), Baillet et Rotte ((sic) pour Rottée).

(cet interrogatoire suggère qu'il a bien existé des « retournements » d'anciens des Brigades internationales, ce qui relève d'impératifs policiers élémentaires, et ce qui suit dans les dossiers F7 sur des financements réguliers depuis le milieu des années trente rend vraisemblable l'existence d'un noyau acquis aux Allemands depuis lors).

Europe URSS 1918-1940, vol. 988, relations Allemagne-URSS, novembre 33-décembre 39, MAE

Lettre 881 François-Poncet au ministre des Affaires étrangères, Berlin, 9 juin 37, 43-48, 6 p.

Et surtout, fondamental, Lettre 306 de Robert Coulondre au ministre des Affaires étrangères, Moscou, 15 décembre 37, 50-7, 8 p.

7 N 3123, URSS, rapports des attachés militaires, 1937-1940 (colonel, jusqu'en février 39, puis général Palasse), SHAT,

essentiel, tout voir sur 1937 et 1938, notamment tous comptes rendus mensuels et pièces des procès, dont interrogatoires, plus que troublants sur la situation depuis 1934-1936, vu leur recoupement avec d'autres éléments de la documentation, notamment sur l'Ukraine. La chronologie donne la preuve que ce sont les dénonciations des premiers inculpés qui fournissent les éléments nécessaires à l'enquête sur les généraux, et non une initiative préalable des dirigeants soviétiques ou de Staline pour tordre le cou à leurs (ses) rivaux.

Insistance sur le caractère catastrophique, vis à vis de l'étranger et de la politique de « sécurité collective », de ces procès, que l'URSS n'a pas voulus : sa politique extérieure est trop décisive dans la période pour justifier une initiative « intérieure » par ailleurs destructrice de la politique Litvinov.

Lis tout, et soigneusement (même si les inculpés ont été torturés, ils n'ont pu inventer sur ordre du GPu les révélations faites, et que le renseignement militaire de diverses capitales corrobore dans les mois suivant le « procès des généraux » et les exécutions de juin 1937 (compare avec les procès d'après Deuxième Guerre mondiale contre les clercs dans les pays d'Europe orientale, chapitre 11 du Vatican)

7 N 3150, URSS, rapports des attachés militaires, armée et politique, procès Toukhatchevski, épurations, SHAT

Tout voir, j'en ai 16 p. Ce dossier me semble irréfutable. Il est extrêmement surprenant que les excellents Haslam et Carley n'y aient pas mis les pieds. Carley a consulté les fonds du SHAT (cf. mon complément bibliographique de l'agrégation, que je te joins).

Je te laisse voir et on commente ensemble.

F 7, 13429, 1932, AN

Note A.V. 5 1552 sur « La collusion germano-soviétique », Paris, 4 février 32, dactylographié, 9 p. [plus précisément, note sur « les tractations entre l'État-major de la Reichswehr et l'État-major de l'Armée rouge qui ont eu lieu depuis 1922. », transmise parole ettre 1634 Ministre de l'Intérieur (direction de la Sûreté générale) au Président du Conseil ministre des Affaires étrangères, Paris, 5 février 32, dactylographié, 1 p., in URSS 1918-1940, vol. 1268, politique étrangère, 1930-1940, MAE]

sur la collaboration militaire germano-soviétique depuis Rapallo, [cf. aussi 1/4208, (P.P.), « D'un correspondant », Paris, 1er mai 31, dactylographié, 7 p., annoté presque in extenso, F 7, 13428, 1931]

Sur l'intimité entre certains généraux, dont Toukhatchevski, et la Reichswehr depuis la collaboration militaire des années vingt (Kork, etc., déjà soupçonnés dans les années vingt, et sauvés du poteau d'exécution par l'intervention de la Reichswehr)

F 7, 13431, juillet-décembre 1933 (3 documents de 1934 et 35 à la fin), AN

Ce volume établit l'existence de liens entre Pierre Naville et des agents hitlériens (ferait désordre, au colloque, imminent, si je ne m'abuse, sur Pierre Naville). Tu devrais, avec tes moyens, obtenir davantage de renseignements

 

Bordereau d'envoi plusieurs courriers août-septembre envoyés par Contrôleur général Strasbourg au directeur de la Sûreté générale, Services de Police administrative, 28 septembre 33, paginé 320

Sur l'Allemand Pfeiffer, et groupement trotskiste, correspondance signée Ervin Bauer, mais au nom de Pierre Naville, 11, rue Manin, 19e

 

Toujours documentation novembre sur Ervin Bauen et son courrier à Pierre Naville, avec renseignements novembre 33 (sic), paginé 566 (transmis à Contrôleur général … Alsace-Lorraine, lettre 10409, 15 novembre 33) sur le 2e

La lutte contre la « défense nationale » ne relève pas d'une tactique exclusive d'extrême gauche

F7, vol. 12960, 1e bobine, 1935, juillet-12 août 1935, 443 p., dossier dit des « notes Jean », AN

Promiscuités anticommunistes attestées entre des éléments trotskistes, cités, et Doriot (acheté pour sa part de longue date par les patrons, Laval et les Allemands), cf. P.P., 26 juillet 1935, 294-5, P.P. 2 août 25, 373-4 (sauf à faire preuve de naïveté politique, il faut expliquer politiquement la protection active de Doriot auxdits éléments)

F7, vol.15284, divers partis,

Dossier Parti communiste internationaliste (P.C.I)

plusieurs courriers de 1945 et 1946 des RG, sur le financement américain de la 4e internationale, notamment sur Pierre Naville, précis (j'en ai annoté cinq, sans préciser sur mes notes si ce sont les seuls du dossier, je ne m'en souviens donc plus)

(renseignements parfaitement compatibles avec le rôle anticommuniste joué aux États-Unis par le courant trotskiste contre le mouvement communiste, notamment dans le domaine syndical)

F7, vol. 12961, 1e bobine, 1935, mars-juillet 1936

C.‑ 2976, Paris, 24 mars 36, 16

Rôle, notamment financier, des Allemands dans la réorganisation trotskiste en France

V.P. 6, Paris, 10 avril 36, 156-8, le choix des thèmes de propagande

Et plusieurs courriers, que je n'ai pas annotés, vois le volume. »

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« Sur la famine en Ukraine, de 1932-1933 », distinguons entre deux domaines : n'étant pas spécialiste de l'histoire sociale russe ou soviétique et ne lisant pas le russe, je n'ai abordé la question que dans la mesure où les énormités publiées sur « la famine en Ukraine » me paraissaient antagoniques avec « la correspondance de certaines ambassades occidentales », correspondance abondante et convergente. Cette affaire ukrainienne était pour moi suspecte, les courriers de 1933 regorgeant d'indications précises sur une « campagne allemande » relative à l'Ukraine et liée au plan de sa conquête. Sur le détail de l'histoire sociale, je me suis donc appuyée sur les multiples travaux étrangers parus ces dernières années, tous fondés sur les archives soviétiques. J'y ai trouvé confirmation de ce qu'établissait la correspondance diplomatique « occidentale » (pas italienne ni allemande) : la thèse génocidaire est absurde et « la famine en Ukraine », d'une part n'est pas spécifiquement ukrainienne (vous ne le prétendez heureusement pas), d'autre part est incommensurable avec celle des années vingt.

J'affirme pour ma part, documents diplomatiques divers à l'appui, que « la famine en Ukraine » fut considérablement gonflée par une campagne de presse inscrite dans le projet de conquête allemande. Ce tapage, qui faisait ricaner les diplomates, si antisoviétiques fussent-ils (tel François-Poncet), associa étroitement le Reich, la Pologne (à laquelle Berlin fit croire qu'il y aurait un morceau d'Ukraine pour elle, comme il lui promit, du dépeçage de la Tchécoslovaquie auquel elle participerait, le « pourboire » de Teschen – pour moins d'un an) et le Vatican, laquais du Reich – pour ne citer que les auxiliaires les plus importants, puisque tous les féaux de l'Allemagne s'alignèrent. C'est évidemment cette campagne que j'ai rencontrée d'abord, dans les sources diplomatiques.

Les travaux d'histoire sociale que j'ai lus ensuite ont confirmé ce qui ressortait des séries économiques et sociales des fonds URSS du Quai d'Orsay, à savoir que l'épisode devait beaucoup aux pratiques de rétention des paysans privilégiés (ou relativement privilégiés, mais ulcérés par la collectivisation). Ces travaux ignorent complètement les opérations germano-ukrainiennes en cours ou, comme vous, sans les connaître, les imputent aux forgeries intéressées de Staline. Notez cependant que le Reich finance le mouvement autonomiste ukrainien depuis la fin du 19e siècle, comme il appert clairement des volumes Allemagne de la « Nouvelle série 1897-1918 » du Quai d'Orsay). Restons sur le seul terrain socio-économique. Des trotskistes dont le chef théoricien n'a pas toujours récusé la collectivisation la trouvent criminelle quand c'est un Staline qui la réalise? « 1929-1930. Lance la collectivisation forcée ». Ah bon, parce que la contradiction entre les propriétaires bénéficiaires de la NEP et les paysans sans terre, d'une part, et la modernisation du pays, d'autre part, est une dimension étrangère à votre courant de pensée? « et instaure le goulag » (article, p. 40) : sur cette énormité, je vous renvoie à l'historique présenté par Mayer de la prison et du camp de travail dans l'histoire russe puis soviétique.

Vous constaterez à la lecture de la dernière version de ma présentation critique de « la famine en Ukraine » (qui figure sur mon site), jointe au courrier électronique par lequel je vous adresse la présente lettre, que je ne suis pas l'ignorante que vous croyez sur l'histoire sociale de l'URSS. Je maintiens toute mon argumentation sur le scandale du chiffrage des morts de « la famine en Ukraine » et ailleurs, chiffrage que vous-même, dans votre article (p. 40, « en Ukraine (4 millions de morts) et au Kazakhstan (1,8 million) » et maints collègues avez repris à la « source » statistique d'Alain Blum, consistant à regrouper une décennie de mortalité sur l'an 1933 (et pourquoi 4 en Ukraine?).

Vous m'avez sidérée par la remarque que, « en 1932-33 aucun photographe n'a pu mettre les pieds dans la région touchée par la famine et bouclée par l'armée et les troupes spéciales du Guépéou. » Il existerait donc un exemple historique qu'une interdiction officielle de photographier ait empêché la prise clandestine de photos? Manquons-nous de photographies clandestines sur « la destruction des juifs d'Europe »? L'URSS était, quoique vous en pensiez, truffée, surtout en Ukraine, d'agents divers, surtout allemands et polonais, très souvent déguisés en clercs, et chargés de renseignement militaire (je vous renvoie à cet égard à mon ouvrage Le Vatican, l'Europe et le Reich, explicite et documenté). Le début de la décennie trente a correspondu à leur effectif maximal dans ce malheureux pays. Ils ont accumulé les plans d'installations militaires (j'en conte tel épisode « vatican ») mais ils n'auraient pas fait de photos? C'est une thèse absolument irrecevable. Et, comme il n'existe pas de photos de « 1932-33 », vous trouvez naturel qu'on les remplace par celle de la famine de 1920-1921? Vous devriez consulter l'ouvrage du photographe-historien Tottle Douglas, Fraud, Famine and Fascism. The Ukrainian Genocide Myth from Hitler to Harvard, Toronto, Progress Book, 1987.

 

Vous dites pouvoir « sans aucun problème […] mettre une ou plusieurs […] sources archivistiques soviétiques et russes, de première main […] en face de chacune de [vos] affirmations ». Je vous remercie donc de me préciser à quelles sources « de première main » contemporaines des faits (et non postérieures à la mort de Staline si elles ne sont pas contrôlables par des sources « de première main ») vous avez puisé vos développements « psychologisants » sur cet homme fourbe, sadique, cruel, rompu à « la méfiance et la dissimulation » par sa formation au séminaire de Tiflis (article, p. 41); sur le lien entre le jugement de Soukhanov sur Staline « tache grise » et la « balle dans la nuque » dont il mourra « plus tard », ce nul étant « rancunier ». La « société » soviétique aurait été « affamée » (sur quelles études économiques vous appuyez-vous?, les archives que je fréquente depuis des décennies établissent plutôt les progrès dans l'alimentation de la population entre 1917 et 1941). D'où tenez-vous que « la terreur » relevait de la seule malignité de Staline? Car selon vous, l'Allemagne ne s'occupait pas de l'URSS, pas plus que de l'Ukraine : d'ailleurs, quand la Wehrmacht est entrée en URSS, le Reich n'avait jamais rien fait ni tenté contre l'URSS, pas stipendié ses adversaires – pas plus que dans le reste de l'Europe occupée d'ailleurs. Allez donc lire ce que pensait le père de Nicolas Werth de la Gleichshaltung de la France de 1938. Paris et Londres ne s'étaient non plus jamais occupés des Soviets, ni Washington, ni Rome-Saint-Siège. La Cinquième Colonne, terme inventé par les franquistes pour qualifier leurs œuvres dans le camp républicain espagnol, serait une invention stalinienne. C'est comme la Révolution française : l'aristocratie européenne a tranquillement attendu qu'elle « mangeât ses enfants », en lui consacrant à peine un regard. Vous rejoignez l'historiographie la plus réactionnaire, Furet et ses héritiers, qui a actuellement envahi le champ de la Révolution française et clame partout que les révolutionnaires ont, sinon totalement inventé, du moins instrumentalisé le péril contre-révolutionnaire (voir les travaux de Jean-Clément Martin, dont la nomination a sonné le glas de l'influence marxiste – stalinienne? – sur cette historiographie, si solide depuis Mathiez).

Je conteste formellement votre thèse, celle de l'historiographie dominante française, de la fabrication des complots. L'historiographie « révisionniste » américaine ou britannique fournit depuis des décennies des travaux documentés par des sources étatiques « de première main » sur lesdits complots. Votre citation du seul « mauvais roman des Sayers et Kahn » date singulièrement, tant ce champ de recherche a été confirmé et rénové dans les dernières décennies. Arno Mayer recense un certain nombre des travaux correspondants. Roberts aussi, dont vous réduisez les ouvrages (j'en ai cité un, mais il y en a d'autres) à des « études britanniques qui […] utilisent des fragments […] de documents d'archives accessibles » (assurément, vous n'avez jamais lu Roberts). J'en cite également beaucoup, notamment dans la recension du dernier livre de Roberts (qui figure sur mon site), et je trouve depuis plus de 35 ans traces diplomatiques, militaires et policières avérées par leur abondance et leur concordance de ces complots « occidentaux ».

Admettons que Staline aurait « tenu » des militants par la connaissance de leurs faiblesses. En quoi la chose signale-t-elle son indignité? Trotskiste, et par définition « militant révolutionnaire » ou « ouvrier », vous connaissez la fonction des responsables des « biographies » des militants et la règle établie par l'Internationale communiste à ce sujet (qui n'avait pas scandalisé Trotski à son époque bolchevique, à ma connaissance). Elle n'établit pas la vilenie des communistes, mais la simple conscience que le camp d'en face pouvait introduire des « moutons noirs » dans le leur. Complot imaginaire? J'ai consulté dans le volume F7 13427, Allemagne, renseignements 1929-30 (Archives nationales) les « listes noires du PC allemand » que détenait la police française (et comment donc? Par quelle curieuse voie?). Elles comportaient « deux parties » : 1° « espions, provocateurs et traîtres », 2° « Escrocs, chevaliers d'industrie et nuisibles au parti ». La confrontation de ces listes avec des sources directes légitime ces précautions communistes de « flicage », qui ne faisaient que répondre à l'adversaire. La pression étrangère en URSS, réelle, non imaginaire, et l'achat de militants par l'adversaire (dont vous auriez une idée précise en lisant mon Choix de la défaite, et bien d'autres avant moi ont traité du cas de Doriot) ont évidemment enraciné ces pratiques. Elles vous choquent? Pas moi, qui suis habituée aux archives policières, donc à la traque des révolutionnaires et à la corruption de militants las de la dure action de classe, piégés pour un motif ou un autre, tentés par une vie plus facile, etc.; qu'elles attestent. Je comprendrais, même si je n'avais pas de sympathie politique précise, que les révolutionnaires aient tenté de se prémunir contre le flicage et la corruption éventuels des leurs. Ils avaient en effet fort à faire. L'épisode des fonds inépuisables de l'UIMM ne surprend que ceux qui ne travaillent pas sur les fonds des services spécialisés de la police, seule sources sérieuses sur ces pratiques.

En revanche, quelles sont vos sources sur la tenue en laisse de Thorez et d'Ernst Thälmann, par Staline qui « aim[ait] les taches »? Prétexte à imputer à Staline seul la ligne « de combattre en priorité les socialistes, jugés plus dangereux que les nazis » (article, p. 42). Il faut résolument ignorer l'histoire allemande, et le rôle réel du SPD de soutien actif aux forces de réaction avant, pendant et après la Première Guerre mondiale, pour attribuer le conflit SPD-KPD aux caprices de Staline. Vous n'allez pas dans votre article jusqu'à mentionner la thèse de Margaret Buber-Neumann, selon laquelle cette canaille de Staline aurait livré à Hitler les militants du KPD. Merci de me dire si des archives soviétiques ont confirmé la thèse de cette ex-communiste que l'Occident a sacralisée autant que Kravchenko (franche canaille ‑ selon les fonds du Quai d'Orsay, formels : correspondance de janvier 1948, Europe URSS 1944-1948 vol. 45, relations avec les Anglo-Saxons, janvier-mai 1948, MAE ‑ qui a d'ailleurs usé de son témoignage au procès de 1949). Je n'ai en des décennies jamais rien trouvé sur ce point, mais vous suggérez que Staline obtint par le pacte germano-soviétique la capacité de libérer des griffes hitlériennes certains militants communistes ou d'y maintenir les autres, tel Ernst Thälmann qui, « emprisonné par la Gestapo, […] ne sert plus à rien. Staline le laissera pourrir en prison. » (article, p. 42). Il aurait donc eu le pouvoir de l'en sortir.

Je n'ai pas lu « les lettres envoyées par Thälmann à Staline et Molotov par l'intermédiaire de sa femme Rosa », mais j'ai consulté des sources m'autorisant à mettre en doute vos affirmations. Je mentionne en passant votre présentation, peu originale en France, du pacte germano-soviétique – une des horreurs que vous imputez à Staline (article, p. 40), dont je présente les origines, depuis 1932-1933, dans Le choix de la défaite. Ce fut une simple précaution, de l'avis du grand antibolchevique Churchill, prévue depuis 1933 par les diplomates et attachés militaires « occidentaux » au cas où l'URSS n'obtiendrait pas une alliance tripartite comme celle de 1914. Cette thèse, confirmée par les sources et la bibliographie que vous ignorez, interdit à tout historien à la fois documenté et honnête de transformer l'URSS et le Reich en alliés du 23 août 1939 au 22 juin 1941. J'affirme, comme Roberts et Carley, qu'ils ne le furent point. Et j'accorde crédit à un document figurant dans le volume 36 de la série URSS Europe 1944-1949 du ministère des Affaires étrangères, Allemagne-URSS octobre 1944-octobre 1947, établissant que seuls les hitlériens avaient pouvoir sur Ernst Thälmann, et aucunement Staline. Selon cette note de renseignement (sans date, classée dans de la correspondance de novembre 1944, « Expérience russe Heinrich Himmler »), était considérée, le 15 février 1945 (date manuscrite) comme « vraisemblable » par la direction Europe du Quai d'Orsay, Himmler tenta depuis la fin 1943 d'utiliser Thälmann comme intermédiaire dans une tentative de « paix séparée germano-russe » (divers détails sont fournis sur ses conditions). La pression dura, mais le dirigeant communiste ne voulut rien savoir. Himmler décida donc, au bout de plusieurs mois de « supprimer les témoins gênants de cette "expérience". Thälmann fut assassiné par la Gestapo [en août 1944] sur l'ordre de Himmler et pour donner le change, on exécuta avec lui quelques autres détenus politiques. Officiellement, le gouvernement du Reich annonça que le camp de concentration où se passa le drame [Buchenwald] avait été atteint par des bombes ennemies au cours d'un raid aérien. Les deux hommes de confiance de Himmler furent impliqués dans l'affaire du complot contre Hitler et exécutés. » Qu'est-ce que Staline a à voir avec le sort d'Ernst Thälmann après mars 1933?

Sur Staline pendant la guerre, vous répétez tous les poncifs sur le pleutre terrifié, méfiant envers un Sorge habitué des bordels, « paralys[é] » par le 22 juin 1941; manque à peine la thèse de la pure et simple surprise, Staline étant pris « à la gorge » par l'invasion; « piètre chef de guerre » seulement « soucieux […] de dresser les généraux les uns contre les autres », hurlant au faux complot pour expliquer « la débâcle » dont il est seul responsable (article p. 45). Vous gagneriez à lire Roberts, qui, avec ses sources (pas des bribes) et son immense bibliographie, vous dément en tous points. De quelles sources directes tenez-vous 1° le discours de Staline au « chef de la Tcheka » sur les délices du « choix de la victime » et de l'assouvissement de la vengeance? (article, p. 45-46), 2° l'épisode suivant, exemple concret présumé de la passion de Staline pour le rôle du chat écrasant la souris (p. 46). Vous servez au lecteur la thèse de l'antisémite (« Sa campagne antisémite vise à décimer les juifs », p. 46), qui nous change de celle de la droite et de l'extrême droite que vous ne mentionnez pas, qui avait inondé l'entre-deux-guerres, du Staline « pantin des juifs ». Merci de vous reporter sur ce point à mes arguments critiques de Roberts sur l'après 1945. Votre amalgame final sur les thèses alléguées des « vétérans » est franchement indigne.

Votre humour sonne faux sur l'« "historien" anglais » (pourquoi ces guillemets ? Vous lui refusez le titre d'historien?) qui pourrait « pomper [l]e gros livre […d'] un "historien" stalinien russe » (qui? Pas historien non plus? Alors, les seuls historiens sont les historiens français antisoviétiques?). Ces façons, qui frôlent la xénophobie, surprennent, moins cependant que l'incroyable incapacité des historiens trotskistes français (l'Américain Moshe Lewin, lui, ne nie pas les évidences) à envisager les rapports sociaux quand ils traitent de celui qui a dirigé l'URSS de la fin des années vingt à 1953. Accepteriez-vous de n'importe quel « historien » ou historien qu'il évacue l'analyse économique et sociale? C'est ce que votre haine de Staline vous conduit à faire de façon systématique, comme nos collègues vernaculaires de tous bords, extrême droite incluse. C'est désolant. On peut à propos de l'URSS de Staline écrire n'importe quoi, comme on agit avec les photos : puisqu'on ne dispose pas des bonnes (et pour cause), on fait avec les fausses, car cesser d'ériger Staline en monstre sanguinaire, fût-ce sur la base de sources convergentes, serait « vraiment gonflé ». Le « militant ouvrier » que vous flattez d'être ne s'interroge-t-il pas sur l'exploitation par « l'ennemi de classe » de sa réputation de « spécialiste de l'URSS »? Si le stalinisme vous fait horreur, ne réfléchissez-vous jamais à la remarque du vieux Bebel sur le sens des flagorneries ou félicitations de la bourgeoisie? Aucun « militant ouvrier » ou historien honnête et indépendant n'est sollicité par L'Express pour ses qualités militantes ou scientifiques. Et notre collègue anglais Simon Sebag Montefiore, auteur dans le même magazine du torchon « Le voyou qui lisait Platon » (p. 48, 50), pourrait y réfléchir aussi, lui dont tous les ouvrages obtiennent traduction immédiate en français, tandis que Roberts et tant d'autres sont condamnés à l'obscurité.

 

Bien cordialement,

 

Annie Lacroix-Riz

 

 

 

 

France culture – Dimanche 9 mai 2010

Annie Lacroix-Riz, professeur d'histoire contemporaine à l'Université de Paris VII,

Paru dans La Raison, n° 553, sous le titre « Vichy et l'assassinat de la république », p. 17-20

 

On présente volontiers la Défaite de 1940 comme une sorte de malédiction technique, la France ayant été gouvernée par des hommes politiques recevant trop d'informations ou pas assez, et d'ailleurs inaptes à les interpréter correctement ; par des militaires gâteux, incapables de s'adapter aux conditions nouvelles d'une guerre de mouvement et attachés à la défensive s'en s'être rendu compte que l'Allemagne préparait l'offensive. Cette thèse a aujourd'hui seule droit de cité, par exemple dans un récent numéro spécial de la revue L'histoire d'avril 2010, dont les articles et interviews de « spécialistes » réels ou présumés ne tiennent aucun compte de l'apport des sources originales, françaises et étrangères, aujourd'hui disponibles.

 

Or, ces archives confirment l'analyse de nombreux contemporains des années de guerre et d'Occupation, et en particulier l'un des plus prestigieux, historien médiéviste et grand observateur de son époque, Marc Bloch. En avril 1944, à quelques semaines de son assassinat par la Milice, il présenta dans une revue clandestine comme la signature de la trahison de Pétain, au sens juridique d'intelligence avec l'ennemi, sa longue préface approbatrice au livre de 1938 du général de réserve Louis Chauvineau, ancien professeur à l'École de Guerre (1908-1910), Une invasion est-elle possible?, qui prônait la défensive et ridiculisait la guerre offensive (avec avions et blindés) et les alliance de revers de la France [1]. Le jugement général qu'en tira Bloch a fourni le cadre d'une longue recherche puis de deux ouvrages récents : Le Choix de la défaite : les élites françaises dans les années 1930 et De Munich à Vichy, l'assassinat de la 3e République, 1938-1940[2] : « Le jour viendra », affirmait Bloch, « et peut-être bientôt où il sera possible de faire la lumière sur les intrigues menées chez nous de 1933 à 1939 en faveur de l'Axe Rome-Berlin pour lui livrer la domination de l'Europe en détruisant de nos propres mains tout l'édifice de nos alliances et de nos amitiés. Les responsabilités des militaires français ne peuvent se séparer sur ce point de celles des politiciens comme Laval, des journalistes comme Brinon, des hommes d'affaires comme ceux du Creusot, des hommes de main comme les agitateurs du 6 février, mais si elles ne sont pas les seules elles n'en apparaissent que comme plus dangereuses et plus coupables pour s'être laissé entraîner dans ce vaste ensemble ».

 

La hiérarchie de Marc Bloch des cinq principaux groupes coupables de la Défaite était ainsi établie : les militaires, les hommes politiques, la presse, les hommes d'affaires (firme Schneider, dont le président Eugène, roi de la Tchécoslovaquie, la tua en septembre 1938, avant de la vendre, concrètement, avec Skoda, à Krupp, en décembre), et les agitateurs du 6 février 1934, ce mouvement dans lequel nombre d'historiens voient une simple révolte de la droite « républicaine » et de l'extrême droite contre les tares de la république parlementaire. Depuis 1999, de nombreux fonds français ont été ouverts aux chercheurs après avoir été fermés pendant soixante ans. Leur dépouillement permet à la fois d'avérer l'analyse de Bloch et de modifier sa hiérarchie des responsables, que des années de recherches m'ont conduite à établir ainsi :

1 - Les « hommes d'affaires », que je nomme les hommes du grand capital, de la fraction la plus concentrée des milieux économiques, dominent toutes les autres catégories. Ils jouent un rôle déterminant parce qu'ils sont maîtres de la politique économique, malgré le rôle grandissant de l'Etat, et de la vie politique au sens très large : ce contrôle hégémonique inclut la possession, donc la maîtrise permanente des moyens d'information.

2 – Les politiciens. Il ne s'agit pas uniquement de Laval ou des hommes de droite et d'extrême droite, mais d'un ensemble de responsables, comprenant la gauche dite « de gouvernement », radicale et socialiste, d'autant plus que, dans l'entre-deux-guerres, depuis 1924, et plus encore pendant la crise des années 1930, une majorité de Français vota à gauche. Ne se distinguant pas sur l'essentiel – et surtout pas sur la gestion de l'économie – des élites de droite qui dirigeaient l'économie et la société, cette « gauche de gouvernement », Léon Blum inclus et les radicaux plus encore (Herriot, Chautemps, Daladier, etc.), confrontée à la crise (du profit) adhéra aux solutions requises par les responsables de l'économie. Or, les plans économiques et politiques mis au point depuis les années 1920 et surtout 1930 supposaient tous « réforme de l'État », c'est à dire réduction sensible, voire liquidation des pouvoirs du Parlement. Ils permettraient, pour régler la crise (rétablir le taux de profit) d'éliminer des institutions gênantes pour le grand patronat désireux de réduire les salaires directs et indirects. Pour les raboter de manière drastique, celui-ci disposait de modèles étrangers efficaces : il apprécia d'abord l'exemple donné par l'Italie fasciste depuis novembre 1922, puis et surtout par l'Allemagne pré-hitlérienne (de Brüning) et hitlérienne, car aucun pays n'avait sabré les salaires directs et indirects de manière aussi drastique que l'Allemagne depuis 1930 et surtout depuis février 1933.

De sorte que, pas seulement pour la droite et l'extrême droite, mais aussi pour une fraction grandissante de la gauche de gouvernement, la renonciation aux « acquis sociaux » par la masse de la population apparut comme la meilleure voie de sortie de crise – sur la base exclusive de la formule maintien ou augmentation des profits-casse des salaires. Dans les projets du grand capital fut établi un lien automatique entre ladite casse et la formule « très autoritaire » mise en œuvre dans les pays voisins. Nulle part ne pouvait être obtenue l'acceptation spontanée des énormes « sacrifices » de la crise que devrait consentir le peuple seul. Il fallait donc se passer du consentement populaire par une réduction ou une disparition 1° du Parlement ‑ toujours trop sensible aux desiderata des électeurs appelés à renouveler les sièges des députés ‑, et 2° des partis (de gauche) au service de la population, qui seraient tentés, poussés par leur base sociale ou spontanément, de faire obstacle aux mesures contre les salaires. Tout cela supposait nouvelle organisation politique où ne se retrouva pas seulement l'ensemble droite-extrême droite tenté de fusionner au cours de la crise : la gauche de gouvernement fut aussi séduite par les solutions jugées modernes et pertinentes développées dans les milieux les plus concentrés de l'économie. L'adhésion fut au moins partielle (Blum compris, immergé dans un milieu « moderniste » directement lié au grand capital), parfois totale (chez Daladier dès 1933 et comme chef du gouvernement d'avril 1938 à mars 1940, après un virage à gauche purement pré-électoral en 1935-1936).

Dès les années 1920 se constituèrent des groupes de réflexion et d'action à l'intérieur du grand patronat, dont le principal, créé en 1922 (l'année du triomphe du fascisme en Italie), s'appela synarchie. La synarchie, nous assure-t-on, n'existe pas [3]. Avérée par les sources, elle fut fondée par douze décideurs‑ issus de la grande banque (dont les banques Worms et d'Indochine) et de l'industrie lourde – et en compta une cinquantaine dans les années 1930. Ces milieux, quintessence de ce que la propagande du Front populaire appelait « les 200 familles » (les 200 plus gros actionnaires de la Banque de France), détenaient assez de pouvoirs pour convaincre les hommes politiques, les journalistes (mais aussi les publicistes et les syndicalistes compréhensifs), les hommes de main et les militaires de haut rang (auxquels il assuraient une retraite (précoce) dorée, comme Weygand, administrateur de la Compagnie internationale du canal de Suez pour 600 000 frs par an depuis sa retraite de 1935. Aux décideurs de la poignée dirigeante des synarques revint la décision, à toutes ses étapes ; aux féaux des quatre autres niveaux, la propagande et l'exécution.

Les hommes politiques, parlementaires compris, furent associés à des plans de liquidation de la République ou en furent précisément informés sans juger bon d'en aviser leurs électeurs ou les membres mineurs de leurs partis. Cette réalité, attestée par des sources françaises et étrangères, abondantes (malgré de considérables destructions d'archives), est aujourd'hui repoussée par les porteurs de l'idéologie dominante, en premier lieu les journalistes ou publicistes fabriquant l'opinion en la « dindonnant »[4] : ceux-ci arguent qu'étudier un complot, une conjuration, une stratégie, relèverait d'une « histoire du complot », concept inacceptable en soi. La question, en quelque sorte, « ne sera pas posée ».

Pourtant, comme je le dis souvent à mes étudiants, personne ne se demande si Allende est « tombé » tout seul : les archives américaines sont déclassifiées rapidement et l'on peut, sur la seule base des fonds publiés, vérifier que Washington a assuré, en s'appuyant sur les élites chiliennes que gênaient les réformes sociales en cours, d'abord la chute d'Allende puis sa succession par le régime de Pinochet, caractérisé d'une part, par la terreur et la baisse drastique du niveau de vie pour la masse de la population, et, d'autre part, par une liberté économique et politique sans limites pour le grand capital (chilien et américain).

Les archives française et les archives étrangères que j'ai consultées permettent d'établir aussi formellement que les projets politiques évoqués plus haut étaient déjà fort avancés dans les années 1920 (projet de putsch Lyautey de 1926-1928, auquel l'obscur clerc Emmanuel Suhard fut étroitement associé : sa promotion consécutive lui permit de participer, comme archevêque de Paris, à l'ultime étape de la trahison, celle de 1940). La solution prit forme définitive en 1933-1934 : c'est à la faveur de la première tentative d'étranglement de la République, le 6 février 1934, et surtout de ses suites (le gouvernement de Doumergue, autre entretenu, aux mêmes conditions que Weygand, par « le » Suez) que fut trouvée la formule politique finalement venue au jour à la faveur de la Défaite consciencieusement préparée : le duo formé par Laval et celui que ce dernier qualifiait de « dessus de cheminée », c'est-à-dire Pétain. En 1935, François de Wendel, déjà présenté, « sout[enait] M. Laval de toute son influence » et préparait la chute du régime en préférant au le colonel de la Rocque, son ancien chouchou, et à ses Croix de Feu (qu'il finançait largement) « un homme disposant d'un grand prestige dans le pays et ayant eu également la faveur de l'Armée »[5].

La synarchie s'appuyait sur des hommes politiques et sur des hommes de main, trouvés, sauf exception notable (quelques renégats de gauche ou d'extrême gauche), dans la droite et l'extrême droite, c'est-à-dire dans les ligues fascistes qui, financées par le grand capital en général et la synarchie en particulier, s'étaient développées en France suivant deux étapes, dans les années 1920, puis dans la décennie de crise. Ces ligues, sans disparaître individuellement, fusionnèrent en « Cagoule » en 1935-1936. A « la Cagoule » qu'on nous présente volontiers, avec une arrogance égale à l'ignorance, comme un petit mouvement risible, fugace et inoffensif [6], la synarchie fournit des moyens considérables. Car elle lui servit de bras armé ou d'« "aile marchante" », selon le meilleur spécialiste de « La Cagoule » et des ligues, le juge d'instruction Pierre Béteille, dans son rapport de 1945 pour le procureur général du procès Pétain, Mornet[7] : elle groupait en 1939 environ « 120 000 hommes pour toute la France, répartis en 40 légions » au service d'une stratégie de la tension – mise en œuvre quand le Front populaire se tint debout (en 1936-1937), abandonnée ensuite au profit des grands projets de la phase finale ‑ dont 20 000 dans l'armée, car il y avait une « Cagoule » civile et une « Cagoule » militaire.

Au sommet de la « Cagoule » militaire, dont la direction comptait les étoiles de l'Etat-major (Gamelin, chef d'état-major général, ne fut pas de la dernière étape, mais fut informé de tout et ne s'y opposa jamais), on trouvait rien moins que Pétain et Weygand : le duo fut, le 18 mai 1940, mis en place par l'homme de la droite classique Paul Reynaud. Les liens étroits de ce dernier avec la synarchie avaient fait toute sa carrière ministérielle, mais l'historiographie dominante continue à le dresser en homme fatigué, hésitant ou en mystère[8]. Pour connaître les autres éminences (Darlan compris), il suffit de disposer de la liste des officiers peuplant les cabinets de Vichy. Les civils dirigeant la Cagoule se confondaient le plus souvent avec ceux de la Synarchie : trônèrent à Vichy tous les hommes qui avaient forgé et fait exécuter les plans de liquidation de la République, et qui s'auto-attribuèrent les deux premières promotions des médailles de la francisque.

Dans ce dispositif les journalistes jouèrent un rôle, hauts salariés qu'ils étaient d'organes de presse détenus par le grand capital : symbole d'une situation générale, Le Temps, prédécesseur direct du Monde, appartenait pour plus de 80% au Comité des Forges en 1934 (après avoir été partagé jusque là entre Comités des forges, des houillères et des assurances).

 

Ce qui détermina la Défaite ne fut pas seulement la perte de « la bataille de 1940 » par les généraux, par ailleurs affectés à une mission directe : Huntziger ouvrit d'emblée la percée de Sedan à la Wehrmacht, qui s'y engouffra ; Pétain et Weygand allèrent discuter autour du 20 mai avec des délégués du Reich. Ce fut la décision du Grand Capital, qui généra l'exécution de tous ses obligés, armée comprise. Il voulait des salariés dociles à la casse de leurs salaires. Il refusait de se battre contre le Reich, si précieux partenaire commercial et financier. Il convenait de lui vendre les produits dont n'avait pas besoin la France puisqu'elle ne préparait pas la guerre, au premier chef le fer des canons et la bauxite (pour l'aluminium) des avions. Il ne pouvait être question de contrarier cet énorme débiteur dont la mise en défaut avait failli détruire le système capitaliste dans la crise systémique, bancaire et monétaire, du printemps et de l'été 1931. Pour ne pas déplaire à l'Allemagne, le Grand Capital, clé de « l'Apaisement », orienta la politique de la France vers le compromis à tout prix. Entre autres, le futur gouverneur de la Banque de France et chef de la délégation française d'armistice de Wiesbaden, le synarque Yves de Boisanger, alla en traiter avec le directeur général de l'IRI (Instituto di ricostruzione industriale italiano), Giovanni Malvezzi, en juillet 1939. L'Allemagne, ayant, elle, envie de faire la guerre indispensable à la conquête, se trouva, face à ses partenaires complaisants, en mesure d'agir sans trouver résistance organisée. La France fut donc vaincue dans les cinq jours (à peine) qui suivirent l'assaut du 10 mai 1940, pas à cause du « pacifisme » présumé d'un peuple qui avait supporté plus de quatre ans de guerre à peine plus de vingt ans auparavant.



[1] Cahiers politiques n° 8, « À propos d'un livre trop peu connu », in Bloch Marc, L'étrange défaite, Paris, Gallimard, 1990 (juillet-septembre 1940, 1ère édition, 1946).

[2] Paris, Armand Colin, respectivement, nouvelle édition complétée et révisée, 2010, et 2008.

[3] Typique de l'assurance hégémonique dans la production historique française, Olivier Dard, La synarchie ou le mythe du complot permanent, Paris, Perrin, 1998.

[4] « L'opinion française dindonnée par les campagnes "idéologiques" » fut conduite, « dans son ignorance », à prendre des vessies pour des lanternes, en 1938 [et au-delà], note de l'État-major, anonyme, 15 septembre 1938, N 579, SHAT (expression souvent utilisée dans les ouvrages cités n. 2).

[5] RG, P. 8553, 4, 3 juillet 1935, F7 12960, Archives nationales.

[6] « « Avant-guerre, la Cagoule a pu apparaître comme une menace sérieuse contre la République. En réalité, elle a été un épiphénomène, certes bruyant, sanglant, fascinant même pour une frange réactionnaire, mais elle ne fut en rien, ni en 1936, encore moins sous l'Occupation, une organisation politique d'envergure. Apparemment, son parfum de romantisme noir ne s'est pourtant pas totalement évaporé », Henry Rousso, Libération, 31 mai 1991, « Les Cagoulards, terroristes noirs ». La Cagoule fut « mise au jour et décapitée quelques semaines » après son attentat du 11 septembre 1937 contre le siège de la CGPF, décrète Olivier Dard, Les années trente, Paris, Le Livre de Poche, 1999, p. 162.

[7] « Relations de Pétain avec le CSAR » (Comité secret d'action révolutionnaire, autre nom de la Cagoule), fonds Mornet, II, Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC).

[8] Exemple de cette obstination, Julian Jackson « Les politiques ont-ils failli ? », L'histoire n° 352, p. 78-85.