[listalr] Annie Lacroix-Riz répond sur l'URSS, Staline et le trotskisme (échanges de mails)
 la  liste de diffusion d'Annie Lacroix-Riz
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Mail  1 :  DE Michel Barbe le 11/08/2010
Chers  amis, collègues et souvent camarades, l'historien de la Russie et de l'URSS,  auteur de 4 biographies : Lénine, Staline, Trotsky et dernièrement Khrouchtchev,  Jean-jacques Marie, sera interviewé sur France inter le 20 août 2010 à 13h3O,  jour anniverssaire de l'assassinat de Léon Trotsky le 20 août 1940 il y a 70 ans  par un agent de Staline décoré par lui manifestant ainsi son énorme soulagement  parfaitement compris et partagé par presque toutes les chancelleries des pays  capitalistes.Il avait fait le sale boulot. Seule la classe ouvrière pouvait le  pleurer et serrer les poings. C'est Staline aujourd'hui qui est déboulonné dans  le monde et non Trotsky, toujours et légitimement honoré, parcequ'aucun culte de  sa personnalité n'é été instauré et n'est nécessaire pour connaître et  comprendre son activité révolutionnaire. Il n'est pas une icône mais ses écrits  sont une aide précieuse pour comprendre y compris le monde actuel ainsi que les  outils organisationnels (IV° Internationale)qu'il a laissé pour aider les  classes ouvrières à l'affronter avant que le capitalisme ait pu entraîner la  civilisation humaine à la catastrophe. Relisez ce qu'il écrivit sur Juin 36 en  France puis sur le pacte Hitler-Staline annoncé par lui un an avant l'encre de  la signature déposée sur le papier...Il n'y a pas eu que la poignée de main de  Montoire ! Je vous souhaite bonne écoute et...bonnes vacances. Michel  Barbe
>  La télé sur la Sept et la cinq font passer actuellement d'excellents films  d'archives sur la marche à la guerre et la guerre...
 Mail  2 : de Marie ange Patrizio à MB  11/08/2010
Bonjour  Michel,
ce  n'est pas correct pour un historien d'appeler le pacte de non-agression  Molotov-Ribbentrop "le pacte Hitler-Staline" ;  je garde les adresses de  ceux à qui tu conseilles l'émission  avec Marie, pour leur envoyer, quand  ça sortira, l'annonce de la publication de ma traduction de Staline. Histoire et  critique d'une légende noire, de Domenico Losurdo, (apparemment maintenant ce  serait en janvier 2011) ; ça fera un point de comparaison avec les historiens  trotskistes invités par les médias de l'idéologie  dominante.
Tu  comprendras en lisant l'ouvrage de Losurdo que ne suis d'accord avec à peu près  rien de ce que tu écris ici.
Moi  en ce moment je recommande par contre Maigret sur la 2 tous les après-midis  (Inspecteur Brunetti sur la 3 le mardi soir, c'est pas mal aussi, dans le fond)  !
à  bientôt
marie-ange
 
en  attendant "Staline" quelques autres articles intéressants pour les vacances sur  :
http://domenicolosurdo.blogspot.com/   
Mail  3 :  Réponse de MB à Marie ange Patrizio   11/08/2010
C'est  ton droit d'être anti-trotskyste. La "lecture" de l'Histoire est multiple mais  tu es un peu molle en laissant croire que Molotov-Ribbentrop ce n'est pas  Hitler-Staline ! Tu me déçois, je n'en crois pas mes...oreilles ! Même des  élèves de 6ème te regarderaient en s'interrogeant sur tes connaissances ! Cela  dit il n'est pas correct que tu te laisses aller de façon peu déontologique à  utiliser  mes adresses mail pour une contre-propagande stalinienne! Mais je  les préviendrai, moi aussi, sur le sens du bouquin de ton ami historien  stalinien italien Domenico Losurdo sur Staline. Mais enfin peut-être nies-tu que  c'est un agent de Staline qui a assassiné Trotsky, l'ex chef de l'Armée Rouge  dont tout l'Etat-major a été liquidé par Staline ? Staline expliquait qu'il  s'agissait d'une rixe entre Trotskystes !Tu le sais, ta copine Annie  Lacroix-Riz, libre penseuse, qui vient d'écrire un article très intéressant  "Vichy et l'assassinat de la république" dans La raison actuelle n°553, explique  que l'Etat-Major de l'Armée Rouge complotait avec les nazis en utilisant pour  sources des rapports diplomatiques connus de tous ! Mais Annie et toi vous le  savez bien : les faits ont la tête dure ! Oui à bientôt...mais écoute quand même  Marie invité par un média de l'idéologie dominante.Tu ne veux tout de même pas  mourir idiote et ignorante ? ! Tu ne le mériterais pas !  Michel
Mail  4 : précisions de M A Patrizio 12/08/2010
Mon  cher Michel,
1)  quand on met des adresses en Cc, c'est-à-dire en évidence, c'est qu'on laisse le  droit de réponse aussi vers les autres destinataires. Sinon, on les met en  Cci.
2)  sur les complots de l'Armée rouge, je fais suivre ton mail à Annie : peut-être  que tu prends tes aises dans ton interprétation de ce qu'elle écrit dans cet  article que je n'ai pas lu (encore).
De  toutes façons tu pourras en parler avec elle en octobre à l'Alcazar, après la  séance qui traite d'un autre sujet.
à  bientôt,
marie-ange
Mail  5 : Réponse de Annie Lacroix-Riz le 1408/2010
Cher Monsieur,
Puisque je suis mise en cause et avisée par courrier de l'être, je me  sens contrainte d'intervenir. Vous pourrez trouver dans mon ouvrage Le  Choix de la défaite : les élites françaises dans les années 1930,  Paris, Armand Colin, nouvelle édition complétée et révisée, 2010, 679 p., p.  395-401, les preuves que « l'Etat-Major de l'Armée Rouge complotait avec  les nazis », preuves que, écrivez-vous, j'aurais prétendu fournir « en  utilisant pour sources des rapports diplomatiques connus de tous ». Le  reste de cet ouvrage contient par ailleurs nombre d'indications sur l'URSS,  l'« Occident » et leurs rapports, indications qui sont  objectivement plus favorables à Staline qu'aux puissances impérialistes  (sans parler de Trotski même). Outre que les « rapports  diplomatiques » constituent une source irremplaçable de connaissance des  relations internationales (excusez cette tautologie) – comme les rapports  militaires et policiers (section extérieure), dont j'ai fait aussi grand usage  ‑, ils ne sont pas « connus de tous » : je suis, à ma  connaissance, la première chercheuse « occidentale » (ou, plus  généralement, le premier chercheur « occidental »), sinon à avoir  découvert (Jonathan Haslam a trouvé des documents établissant la culpabilité de  Toukhatchevski mais a préféré n'en pas faire usage, dans son ouvrage The  Soviet Union and the struggle for collective security in Europe, 1933-1939,  Londres, Macmillan Press Ltd, 1984), du moins à avoir publié des extraits  substantiels ce type de rapports, diplomatiques et militaires. Lisez  attentivement ces documents que vous croyez connaître, en allant éventuellement  chercher complément dans la consultation exhaustive des sources figurant dans  les notes infra-paginales du Choix de la défaite ou de De Munich à  Vichy (cf. infra).
L'argument d'autorité que vous avancez à l'usage de Marie-Ange  Patrizio, « Même des élèves de 6ème te regarderaient en s'interrogeant sur  tes connaissances ! », ne vaut pas démonstration. Les « élèves de  6e  » reçoivent des manuels alignés sur la propagande  télévisuelle quotidienne, et l'intoxication se poursuit jusqu'à l'université et  au-delà ‑ je puis en témoigner, par une longue expérience, tant dans  l'enseignement secondaire que dans le supérieur. Je me permets à cet égard de  vous renvoyer à mon opuscule L'histoire contemporaine sous  influence, Pantin, Le temps des cerises, 2004, 145 p., 2e édition  (1e, 120 p.), tirage 2010.
Les trotskistes confondent volontiers les proclamations sur les  caractères respectivement diabolique et admirable en tous points de Staline et  de Trotski avec les démonstrations historiques stricto sensu. Je l'ai  déjà écrit à Jean-Jacques Marie, dont « un média de l'idéologie  dominante », l'Express, avait, dans un n° spécial des 20-26  septembre 2007 sur Staline, objet d'une intense publicité, reproduit sur « la  famine en Ukraine » de 1933 des affirmations non documentées, illustrées au  surplus de photos de la famine nationale de 1920-1921. Cette promotion  des propos et études de Jean-Jacques Marie, qui relève de la routine, a de quoi  troubler ceux qui s'affirment résolument opposés au capitalisme : depuis  quand la bourgeoisie fait-elle systématiquement appel à des  révolutionnaires pour établir et diffuser des vérités historiques ? Mon  collègue a ironisé, voire pratiqué le sarcasme (tendance dont témoigne votre  propre remarque, injurieuse, à Marie-Ange : « Tu ne veux tout de même  pas mourir idiote et ignorante ? »), mais n'a pas répondu sur le fond.  Vous trouverez ci-joint écho de cet échange datant de décembre 2007, dans lequel  j'ai reproduit les arguments de M. Marie lui-même (je ne dispose plus de  l'échange électronique, mais ma lettre répond à un premier échange, très  méprisant de la part de M. Marie, qui n'a d'ailleurs pas répondu à cette  nouvelle lettre ni commenté les archives proposées à sa  consultation).
Les références que j'ai présentées en septembre 2007 comme à venir  ont été publiées depuis, notamment De Munich à Vichy, l'assassinat de la  3e République, 1938-1940, Paris, Armand Colin, 2008, 408  p., ouvrage qui apporte de nouveaux éléments archivistiques sur l'inexactitude  de la thèse du pacte d'alliance Hitler-Staline et infirme la comparaison entre  le pacte germano-soviétique du 23 août 1939 et « la poignée de main de  Montoire » du 24 octobre 1940. L'ouvrage Le Vatican, l'Europe et le  Reich que j'y citais a fait l'objet d'une réécriture approfondie, et  paraîtra en livre de poche chez Armand Colin le 13 octobre  prochain.
Les trotskistes somment en permanence les communistes, qualifiés de  « staliniens », de répondre de « crimes » multiples et  monstrueux attribués à Staline, « crimes » considérés comme vérités  d'évidence (la notion de « crime » de la Terreur, sous la Révolution  française, est-elle établie scientifiquement ?) n'exigeant donc pas preuve  archivistique directe : ainsi Jean-Jacques Marie, comme je le lui ai fait  observer en 2007, manie-t-il davantage la seconde main, à propos de l'URSS et de  ses personnalités politiques, que l'archive originale. Ils devraient, d'une  part, s'appuyer davantage sur cette dernière catégorie de source, et, d'autre  part, s'interroger sur deux phénomènes antagoniques, lourds de signification  politique : 1°, le statut si privilégié qu'ont accordé à Trotski, depuis  les années 1930, je dis bien 1930, les « media de l'idéologie  dominante » et, par conséquent, la grande bourgeoisie, qui possède ces  derniers et contrôle leurs journalistes, et, 2°, la haine inexpiable que suscite  Staline dans les mêmes milieux ; parallèlement, 1° l'accueil fréquent  d'exposés élogieux sur Trotski, toujours confiés à ses admirateurs  déclarés ; 2° les vociférations contre Staline, volontiers confiées aux  mêmes ‑ mais pas exclusivement : la concurrence est forte sur ce sujet  historique à statut particulier, pour lequel la violation de toute norme  méthodologique est de règle.
« Élément aggravant, les archives militaires et diplomatiques,  précisément non « connu[e]s de tous » (je dirais plutôt ignorées de  presque tous), révèlent que les dirigeants des pays impérialistes, en  particulier de l'Allemagne dans les années 1930, et des États-Unis après 1945,  ont beaucoup usé des services de trotskistes contre l'URSS, je dis bien contre  l'URSS et pas seulement contre Staline lui-même. Le fait que Staline, suppôt du  « capitalisme d'Etat » présumé, serve d'autojustification aux  trotskistes n'enlève rien à la réalité incontestable d'une collaboration  régulière avec les forces représentatives du grand capital. La chose est, pour  les années 1930 et 1940, vérifiable dans les pièces d'archives mentionnées par  le courrier que j'ai adressé le 22 octobre 2004 à Pedro Carrasquedo. Ce dernier,  travaillant aux Archives nationales, s'était proposé comme arbitre dans mon  litige d'alors avec des correspondants trotskistes, arbitrage qu'il n'a à la  date présente pas encore exercé (depuis lors, j'ai découvert d'autres pièces,  mais il me semble vain d'entasser ici les documents-preuves). Partageant avec  vous la conviction que « les faits ont la tête dure ! », je vous  laisse donc l'entière responsabilité d'assumer l'avis formel que Trotski est  « toujours et légitimement honoré, parce qu'aucun culte de sa personnalité  n'a été instauré et n'est nécessaire pour connaître et comprendre son activité  révolutionnaire. » Il me paraît fort douteux que ces vertus  « révolutionnaires » de Trotski lui aient seules valu l'intérêt si  assidu des « media de l'idéologie dominante », toujours dans le  sens du dithyrambe, par opposition à Staline, aussi régulièrement voué, par les  mêmes, aux gémonies. Je m'étonne aussi du label de qualité que vous octroyez, de  principe,  aux « media de l'idéologie dominante » en  recommandant sans once de critique les « excellents films d'archives sur la  marche à la guerre et la guerre [que fait] passer actuellement […] la télé sur  la Sept et la cinq... » Je suis au contraire frappée, en général, par leur  caractère partiel et partial.
Mettant publiquement en cause M. Marie, je lui communique  naturellement le présent courrier.
Bien cordialement,
Annie Lacroix-Riz
PS.
‑  Mon article de la Raison ayant été cité par vous, je le mets également en  pièce jointe. Je pourrais donc être « intéressante » quand je traite  de la France, mais, comme Marie-Ange, « idiote et ignorante » quand je  traite de l'URSS. Je ne pratique pourtant qu'une méthode historique, applicable  à des sujets historiques fort divers, URSS et Staline  compris.
‑  Les pages du Choix de la défaite référencées dans le courrier adressé à  Jean-Jacques Marie sont celles de l'édition de 2006.
‑  Le pacte germano-soviétique fut annoncé comme certain ou fatal par les  chancelleries (diplomates et attachés militaires) dès 1933, dans  l'hypothèse, très vraisemblable (et finalement réalisée) où Paris et Londres  refuseraient à Moscou le bénéfice d'une véritable alliance tripartite défensive  du type de 1914 : voir sur ce point Le choix de la défaite. Les  qualités divinatoires que vous attribuez à Trotski en la matière sont donc plus  beaucoup modestes que vous ne le supposez.
Merci, Marie-Ange, de transmettre à qui de droit (et diffusion libre,  naturellement).
‑  J'ai écrit à M. Marie en 2007 : « Vous devriez consulter l'ouvrage du  photographe-historien Tottle Douglas, Fraud, Famine and Fascism.  The  Ukrainian Genocide Myth from Hitler to Harvard, Toronto, Progress Book,  1987. » Si le courrier était récent, j'ajouterais la remarque suivante :  la certitude que nombre de photographies ont été prises de l'Ukraine en  1932-1933 (évoquée dans mon courrier à M. Marie) est renforcée par les courriers  originaux reproduits dans l'ouvrage The Foreign  Office and the famine: British documents on Ukraine and the Great Famine of  1932-1933, Ontario, The Limeston Press Kingston, 1988. Ce livre, par  ailleurs fort antisoviétique et de ton très « ukrainien » occidental,  atteste que le Dr Otto Schiller, « attaché agricole à l'ambassade  d'Allemagne à Moscou », un des innombrables exécutants du plan allemand de  conquête de l'Ukraine, qui a, depuis 1932, diffusé la thèse d'une épouvantable  famine due à la gabegie du système soviétique de collectivisation des terres  (que l'Allemagne victorieuse eût remplacé par le rétablissement de la propriété  privée), a passé l'année 1933 à prendre des photos à travers toutes les  régions d'Ukraine : plusieurs courriers donnent cette précision. Où  sont passées ces photos de 1933 qui ont été d'emblée (dès 1933) remplacées par  celles de 1920-1921, dans la propagande germano-polonaise, vaticane, etc. sur  « la famine en Ukraine » à cinq, six, dix, douze millions de  morts ? Nous l'ignorons encore.
Le Pecq, le  8 décembre 2007
Annie  LACROIX-RIZ
Jean-Jacques  MARIE
Cher  collègue,
Vous me  permettrez de préciser les inexactitudes et malhonnêtetés de votre article, tout  en répondant aux arguments qu'avance votre courrier. Je ne vous reproche pas un  modeste article de synthèse (et ne parle pas ici de votre « Staline paru  chez Fayard » ou de votre « Trotsky paru chez Payot » dont on  pourrait examiner le cas par ailleurs). Je fais allusion au brûlot paru dans l'Express des 20-26 septembre 2007  assimilant Staline à « Caligula [qui] symbolise la cruauté, la  dissimulation, la mégalomanie, le bluff, le mépris des hommes, tous traits  applicables à Staline. » Curieux choix. Vous prenez au pied de la lettre  les auteurs latins (à commencer par cette commère de Suétone) dont on sait que,  issus des milieux privilégiés, ils ont haï les empereurs qui montraient quelque  combativité contre les prébendes des sénateurs. Caligula les traitait en effet  fort mal mais, comme lui, j'ai plus de sympathie pour un cheval que pour un  sénateur romain. Je n'avais pas songé à cette comparaison entre historiens  contemporains « dominants » et chroniqueurs latins avocats d'une  impitoyable société de classe, mais elle est riche  d'enseignements.
Comme tous les  collègues français ou presque, vous partez du principe que Staline a tué femmes,  enfants et vieillards, sans parler des hommes valides, grâce à une  réglementation, par lui élaborée, aussi idiote que féroce et qu'il aurait  légitimée par des complots imaginaires. Ce qui vous donne l'occasion de  brocarder « le mauvais roman des Sayers et Kahn ». Ce n'est pas parce  que le regretté Vidal-Naquet, qui ne redoutait rien tant, et de longue date, que  de passer pour « compagnon de route » du communisme, a donné sa  caution à cette thèse – fort étrangère à son champ de spécialité – qu'elle est  fondée. L'ouvrage en question, The great  conspiracy against Russia, New York, Boni & Gaer, 1946, préfacé par le  soviétophile sénateur Claude Pepper (un des deux seuls ambassadeurs  « progressistes », avec Davies, nommés par Roosevelt), établit en  effet que la Russie soviétique a fait l'objet depuis sa naissance d'un complot  permanent des puissances impérialistes, acharnées à faire disparaître cet  insupportable modèle socio-économique et politique.
Le travail de  Sayers et Kahn appartient certes à la catégorie de « l'histoire  immédiate », mais ses « notes bibliographiques » souffrent la  comparaison avec « l'absence de références » de votre « court  article de magazine », et quel magazine! Je vous renvoie à ces notes,  précisées pour chaque chapitre p. 140-147 de cette édition de 1946 : elles  incluent des ouvrages « officiels » soviétiques, d'autres, non  soviétiques, assurément anti-trotskistes, mais documentés, ainsi que  d'abondantes sources occidentales de renseignements, des archives étatiques  publiées, tels les Foreign Relations of  the United States, les papiers Lansing, le compte rendu sténographique des  procès depuis le début des années trente, etc. J'ai consulté moi-même ce type de  matériau au Quai d'Orsay (comptes rendus bruts et commentaires diplomatiques).  Le document brut des séances est instructif, parce que, torturés ou pas, les  inculpés fournirent des détails précis sur leurs tractations avec l'étranger  qu'aucun tortionnaire, si habile fût-il, n'aurait pu leur inspirer, comme je  l'ai fait remarquer naguère à propos des procès qui eurent lieu dans les  démocraties populaires de l'Est européen, pendant la Guerre froide, contre de  hauts clercs stylés et mandatés par le Vatican (Le Vatican, l'Europe et le Reich de la  Première Guerre mondiale à la Guerre froide (1914-1955), Paris, Armand  Colin, 1996, 540 p., réédité en 2007, chapitre 11; sur l'appréciation desdits  complots par une historiographie plus récente, cf. infra).
En outre,  l'ouverture des archives internationales (soviétiques comprises, mais je  travaille moi-même sur les occidentales, cf. infra) ne ridiculise pas, mais étaie  la thèse de Sayers et Kahn du complot international, comme l'excellent ouvrage,  traduit en français, d'Arno Mayer,  Les Furies, terreur,  vengeance et violence, 1789, 1917, Fayard, Paris, 2002. « L'ambassadeur  d'un pays capitaliste devient fiable dès lors qu'il répète la propagande  officielle, m'écrivez-vous. Pour  répéter ainsi le mauvais roman des Sayers et Kahn, il faut tout ignorer du  dossier Toukhatchevski à Moscou et même de la déclaration du collège militaire  de la Cour Suprême de l'URSS de 1957 sur le procès des militaires qui en citait  quelques extraits, documents autrement sérieux qu'une correspondance de  diplomates étrangers. » J'ai consacré au « dossier  Toukhatchevski » des mois de recherche indépendante dans les archives  diplomatiques (françaises, américaines, britanniques, allemandes, récemment  italiennes) ‑ et militaires françaises (Service historique de l'armée de terre,  incluant des fonds spécifiques sur le procès Toukhatchevski) : leur  concordance est formelle sur les tractations entre Toukhatchevski (et  quelques-uns de ses pairs) et l'État-major de la Wehrmacht, impliquant cession  de l'Ukraine contre renversement du pouvoir soviétique.
Ces sources  d'origine très diverse excluent toute erreur et balaient les a posteriori de « la déclaration du  collège militaire de la Cour Suprême de l'URSS de 1957 sur le procès des  militaires ». Vous vous en contentez parce qu'elle cite « quelques  extraits » favorables à la thèse de la réhabilitation de Toukhatchevski,  que les dirigeants soviétiques prononcèrent en effet. Le père de Nicolas Werth,  l'excellent journaliste britannique Alexander Werth qui, à la différence de son  fils, aimait beaucoup l'URSS et ne haïssait pas son chef, souligna dès 1964 les  périls d'une réécriture de l'histoire soviétique systématiquement  antistalinienne. Il conclut à de sérieuses manipulations  « khrouchtchéviennes », en confrontant à des récits d'après mars 1953  nombre de réalités politiques et événements que, ayant passé la période de  guerre en URSS, il connaissait personnellement (La Russie en guerre, Paris, Stock, 1964, p. 19-20).  Un document de 1957, favorable à Toukhatchevski, vous suffit à établir son  innocence. Au nom de quel impératif méthodologique? En revanche, mes courriers  diplomatiques, qui vous déplaisent, ne seraient pas des archives : votre  remarque « Beau document d'archives puisqu'il est  archivé! » relève du chef-d'œuvre de mauvaise foi. Vous me permettrez de  prétendre, cher collègue, savoir aussi bien que vous ce qu'est une archive. Il  n'est que de me lire pour le constater.
Je vous remercie  donc de lire mon « ouvrage Le choix de la défaite » que vous n'avez  « pas lu », notamment ses p. 389-407 (surtout 393-398). Moi, je vous  parle de votre article, et je l'ai lu. Vous déduisez du « titre », qui  vous déplaît, certes, mais que j'ai scrupuleusement et précisément choisi, que  je recours aux « mêmes fables grossières » dont j'aurais usé  « dans la lettre à Celia Hart en ignorant les documents soviétiques  eux-mêmes. » Parlons-en. Lorsque j'ai répondu aux énormes sottises de Mme  Hart, j'ai fourni à mes interlocuteurs les sources de documents établissant la  complicité formelle, de 1935 à 1946, entre trotskistes, Trotsky en tête, et  élites des puissances les plus résolues à en finir avec l'expérience soviétique  (qu'on taxe cette ligne d'anti-stalinisme ne change rien à l'affaire). J'ai  notamment envoyé à mon ami (trotskiste) Pedro Carrasquedo,  le 22 octobre 2004, les  références qui suivent, puisque, travaillant aux Archives nationales, il se  proposait de les examiner pour « arbitrer », après le délai nécessaire  à l'examen, entre mes accusations graves et les cris d'indignation de divers  groupements trotskistes. C'est ce que vous appelez ignorance des  « documents soviétiques eux-mêmes ». Pedro,  que j'ai relancé dans les semaines qui ont suivi son engagement, n'a à la  présente date toujours pas usé de son arbitrage et ne m'a plus reparlé du  dossier après avoir différé sa remise d'avis.
Vous conviendrez  aisément, puisque vous considérez toujours comme nulles et non avenues les  accusations soviétiques de complot ou de complicité de ressortissants  soviétiques avec des pays hostiles, que, pour établir les liens éventuels avec  l'étranger, les sources diplomatiques et policières, notamment occidentales,  sont indispensables. Je vous remercie de vérifier les sources que j'ai fournies,  qui ne laissent aucun doute sur l'utilisation des trotskistes contre les  communistes par les Allemands hitlériens avant et pendant l'Occupation puis par  les Américains supposés démocrates. Je conçois que le dossier vous soit  désagréable, mais je ne l'ai pas « forgé » (je vous adresse  l'original in extenso du texte envoyé  à Pedro, qui pourra confirmer mes dires, raison pour laquelle je lui communique  notre échange).
Sur Knochen et  Boemelburg, voir Le choix de la  défaite et Industriels et banquiers  français sous l'Occupation : la collaboration économique avec le Reich et  Vichy, Paris, Armand Colin, 1999, réédité en 2007, et surtout le prochain,  De Munich à Vichy : la mort annoncée  de la Troisième République, à paraître en 2008 chez le même  éditeur.
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« Pièces indiquées à Pedro Carrasquedo sur Trotski et  les trotskistes
 Le Pecq, 22 octobre  2004
Remarques sur  les pièces déjà indiquées, sur lesquelles nous pourrons discuter (j'en ai annoté  une quantité considérable), et sur d'autres
3W, vol. 358,  interrogatoire d'Allemands, AN,
 Le dossier 4,  Knochen, direction générale de la sûreté nationale direction des RG, janvier 47,  révèle une filière d'utilisation d'« agents » trotskistes contre le  PCF et sa propagande pro-soviétique :
Lutte contre le  communisme, œuvre de Boemelburg, notamment très efficace utilisation de  propagande trotskiste par agent Barbe ou Barbet, sur radios clandestines  installées « consistait à critiquer l'évolution du communisme russe et plus  particulièrement de Staline en soulignant qu'il s'éloignait de plus en plus des  doctrines initiales de Marx et de Lénine », pour « dissocier les  diverses organisations communistes en jetant le trouble dans les esprits »,  104, et « d'autres collaborateurs français pour ces émissions mais je ne  connais pas leur nom »; et usage d'autres comme le Tchèque Rado,  « ex-officier des Brigades internationales », et deux autres agents  Tchèques; et Boemelburg « avait d'excellents contacts avec des  fonctionnaires de la police spéciale française et, notamment, Deitmar ((sic)  Detmar d'après Berlière), Baillet et Rotte ((sic) pour  Rottée).
(cet  interrogatoire suggère qu'il a bien existé des « retournements »  d'anciens des Brigades internationales, ce qui relève d'impératifs policiers  élémentaires, et ce qui suit dans les dossiers F7 sur des financements réguliers  depuis le milieu des années trente rend vraisemblable l'existence d'un noyau  acquis aux Allemands depuis lors).
Europe URSS 1918-1940,  vol. 988, relations Allemagne-URSS, novembre 33-décembre 39,  MAE
 Lettre 881  François-Poncet au ministre des Affaires étrangères, Berlin, 9 juin 37, 43-48, 6  p.
Et surtout,  fondamental, Lettre 306 de Robert Coulondre au ministre des Affaires  étrangères, Moscou, 15 décembre 37, 50-7, 8 p.
7 N 3123, URSS,  rapports des attachés militaires, 1937-1940 (colonel, jusqu'en février 39, puis  général Palasse), SHAT,
 essentiel,  tout voir sur 1937 et 1938, notamment tous comptes rendus mensuels et  pièces des procès, dont interrogatoires, plus que troublants sur la situation  depuis 1934-1936, vu leur recoupement avec d'autres éléments de la  documentation, notamment sur l'Ukraine. La chronologie donne la preuve que ce  sont les dénonciations des premiers inculpés qui fournissent les éléments  nécessaires à l'enquête sur les généraux, et non une initiative préalable des  dirigeants soviétiques ou de Staline pour tordre le cou à leurs (ses)  rivaux.
Insistance sur  le caractère catastrophique, vis à vis de l'étranger et de la politique de  « sécurité collective », de ces procès, que l'URSS n'a pas  voulus : sa politique extérieure est trop décisive dans la période pour  justifier une initiative « intérieure » par ailleurs destructrice de  la politique Litvinov.
Lis tout, et  soigneusement (même si les inculpés ont été torturés, ils n'ont pu inventer sur  ordre du GPu les révélations faites, et que le renseignement militaire de  diverses capitales corrobore dans les mois suivant le « procès des  généraux » et les exécutions de juin 1937 (compare avec les procès d'après  Deuxième Guerre mondiale contre les clercs dans les pays d'Europe orientale,  chapitre 11 du Vatican)
7 N 3150, URSS,  rapports des attachés militaires, armée et politique, procès Toukhatchevski,  épurations, SHAT
 Tout voir, j'en  ai 16 p. Ce dossier me semble irréfutable. Il est extrêmement surprenant que les  excellents Haslam et Carley n'y aient pas mis les pieds. Carley a consulté les  fonds du SHAT (cf. mon complément bibliographique de l'agrégation, que je te  joins).
Je te laisse  voir et on commente ensemble.
F 7, 13429,  1932, AN
 Note A.V. 5 1552  sur « La collusion germano-soviétique », Paris, 4 février 32,  dactylographié, 9 p. [plus précisément, note sur « les tractations entre  l'État-major de la Reichswehr et l'État-major de l'Armée rouge qui ont eu lieu  depuis 1922. », transmise parole ettre 1634 Ministre de l'Intérieur  (direction de la Sûreté générale) au Président du Conseil ministre des Affaires  étrangères, Paris, 5 février 32, dactylographié, 1 p., in URSS 1918-1940,  vol. 1268, politique étrangère, 1930-1940, MAE]
sur la  collaboration militaire germano-soviétique depuis Rapallo, [cf. aussi 1/4208,  (P.P.), « D'un correspondant », Paris, 1er mai 31,  dactylographié, 7 p., annoté presque in extenso, F 7, 13428,  1931]
Sur l'intimité  entre certains généraux, dont Toukhatchevski, et la Reichswehr depuis la  collaboration militaire des années vingt (Kork, etc., déjà soupçonnés dans les  années vingt, et sauvés du poteau d'exécution par l'intervention de la  Reichswehr)
F 7, 13431,  juillet-décembre 1933 (3 documents de 1934 et 35 à la fin),  AN
 Ce volume  établit l'existence de liens entre Pierre Naville et des agents hitlériens  (ferait désordre, au colloque, imminent, si je ne m'abuse, sur Pierre Naville).  Tu devrais, avec tes moyens, obtenir davantage de  renseignements
Bordereau  d'envoi plusieurs courriers août-septembre envoyés par Contrôleur général  Strasbourg au directeur de la Sûreté générale, Services de Police  administrative, 28 septembre 33, paginé 320
Sur l'Allemand  Pfeiffer, et groupement trotskiste, correspondance signée Ervin Bauer, mais au  nom de Pierre Naville, 11, rue Manin, 19e 
Toujours  documentation novembre sur Ervin Bauen et son courrier à Pierre Naville, avec  renseignements novembre 33 (sic), paginé 566 (transmis à Contrôleur général …  Alsace-Lorraine, lettre 10409, 15 novembre 33) sur le  2e
La lutte  contre la « défense nationale » ne relève pas d'une tactique exclusive  d'extrême gauche
 F7, vol. 12960,  1e bobine, 1935, juillet-12 août 1935, 443 p., dossier dit des  « notes Jean », AN
 Promiscuités  anticommunistes attestées entre des éléments trotskistes, cités, et Doriot  (acheté pour sa part de longue date par les patrons, Laval et les Allemands),  cf. P.P., 26 juillet 1935, 294-5, P.P. 2 août 25, 373-4 (sauf à faire preuve de  naïveté politique, il faut expliquer politiquement la protection active de  Doriot auxdits éléments)
F7, vol.15284, divers  partis,
 Dossier Parti  communiste internationaliste (P.C.I)
plusieurs  courriers de 1945 et 1946 des RG, sur le financement américain de la  4e internationale, notamment sur Pierre Naville, précis (j'en ai  annoté cinq, sans préciser sur mes notes si ce sont les seuls du dossier, je ne  m'en souviens donc plus)
(renseignements  parfaitement compatibles avec le rôle anticommuniste joué aux États-Unis par le  courant trotskiste contre le mouvement communiste, notamment dans le domaine  syndical)
F7, vol.  12961, 1e bobine, 1935,  mars-juillet 1936
 C.‑ 2976, Paris,  24 mars 36, 16
Rôle, notamment  financier, des Allemands dans la réorganisation trotskiste en  France
V.P. 6, Paris,  10 avril 36, 156-8, le choix des thèmes de propagande
Et plusieurs  courriers, que je n'ai pas annotés, vois le volume. »
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« Sur la  famine en Ukraine, de 1932-1933 », distinguons entre deux domaines :  n'étant pas spécialiste de l'histoire sociale russe ou soviétique et ne lisant  pas le russe, je n'ai abordé la question que dans la mesure où les énormités  publiées sur « la famine en Ukraine » me paraissaient antagoniques  avec « la correspondance de certaines ambassades occidentales »,  correspondance abondante et convergente. Cette affaire ukrainienne était pour  moi suspecte, les courriers de 1933 regorgeant d'indications précises sur une  « campagne allemande » relative à l'Ukraine et liée au plan de sa  conquête. Sur le détail de l'histoire sociale, je me suis donc appuyée sur les  multiples travaux étrangers parus ces dernières années, tous fondés sur les  archives soviétiques. J'y ai trouvé confirmation de ce qu'établissait la  correspondance diplomatique « occidentale » (pas italienne ni  allemande) : la thèse génocidaire est absurde et « la famine en  Ukraine », d'une part n'est pas spécifiquement ukrainienne (vous ne le  prétendez heureusement pas), d'autre part est incommensurable avec celle des  années vingt.
J'affirme pour  ma part, documents diplomatiques divers à l'appui, que « la famine en  Ukraine » fut considérablement gonflée par une campagne de presse inscrite  dans le projet de conquête allemande. Ce tapage, qui faisait ricaner les  diplomates, si antisoviétiques fussent-ils (tel François-Poncet), associa  étroitement le Reich, la Pologne (à laquelle Berlin fit croire qu'il y aurait un  morceau d'Ukraine pour elle, comme il lui promit, du dépeçage de la  Tchécoslovaquie auquel elle participerait, le « pourboire » de Teschen  – pour moins d'un an) et le Vatican, laquais du Reich – pour ne citer que les  auxiliaires les plus importants, puisque tous les féaux de l'Allemagne  s'alignèrent. C'est évidemment cette campagne que j'ai rencontrée d'abord, dans  les sources diplomatiques.
Les travaux  d'histoire sociale que j'ai lus ensuite ont confirmé ce qui ressortait des  séries économiques et sociales des fonds URSS du Quai d'Orsay, à savoir que  l'épisode devait beaucoup aux pratiques de rétention des paysans privilégiés (ou  relativement privilégiés, mais ulcérés par la collectivisation). Ces travaux  ignorent complètement les opérations germano-ukrainiennes en cours ou, comme  vous, sans les connaître, les imputent aux forgeries intéressées de Staline.  Notez cependant que le Reich finance le mouvement autonomiste ukrainien depuis la fin du 19e siècle,  comme il appert clairement des volumes Allemagne de la « Nouvelle série  1897-1918 » du Quai d'Orsay). Restons sur le seul terrain socio-économique.  Des trotskistes dont le chef théoricien n'a pas toujours récusé la  collectivisation la trouvent criminelle quand c'est un Staline qui la réalise?  « 1929-1930. Lance la collectivisation forcée ». Ah bon, parce que la  contradiction entre les propriétaires bénéficiaires de la NEP et les paysans  sans terre, d'une part, et la modernisation du pays, d'autre part, est une  dimension étrangère à votre courant de pensée? « et instaure le  goulag » (article, p. 40) : sur cette énormité, je vous renvoie à  l'historique présenté par Mayer de la prison et du camp de travail dans  l'histoire russe puis soviétique.
Vous constaterez  à la lecture de la dernière version de ma présentation critique de « la  famine en Ukraine » (qui figure sur mon site), jointe au courrier  électronique par lequel je vous adresse la présente lettre, que je ne suis pas  l'ignorante que vous croyez sur l'histoire sociale de l'URSS. Je maintiens toute  mon argumentation sur le scandale du chiffrage des morts de « la famine en  Ukraine » et ailleurs, chiffrage que vous-même, dans votre article (p. 40,  « en Ukraine (4 millions de morts) et au Kazakhstan (1,8 million) » et  maints collègues avez repris à la « source » statistique d'Alain Blum,  consistant à regrouper une décennie de mortalité sur l'an 1933 (et pourquoi 4 en  Ukraine?).
Vous m'avez  sidérée par la remarque que, « en 1932-33 aucun photographe n'a pu mettre  les pieds dans la région touchée par la famine et bouclée par l'armée et les  troupes spéciales du Guépéou. » Il existerait donc un exemple historique  qu'une interdiction officielle de photographier ait empêché la prise clandestine  de photos? Manquons-nous de photographies clandestines sur « la destruction  des juifs d'Europe »? L'URSS était, quoique vous en pensiez, truffée,  surtout en Ukraine, d'agents divers, surtout allemands et polonais, très souvent  déguisés en clercs, et chargés de renseignement militaire (je vous renvoie à cet  égard à mon ouvrage Le Vatican, l'Europe  et le Reich, explicite et documenté). Le début de la décennie trente a  correspondu à leur effectif maximal dans ce malheureux pays. Ils ont accumulé  les plans d'installations militaires (j'en conte tel épisode  « vatican ») mais ils n'auraient pas fait de photos? C'est une thèse  absolument irrecevable. Et, comme il n'existe pas de photos de  « 1932-33 », vous trouvez naturel qu'on les remplace par celle de la  famine de 1920-1921? Vous devriez consulter l'ouvrage du photographe-historien  Tottle  Douglas, Fraud, Famine and Fascism. The Ukrainian Genocide Myth from Hitler to  Harvard, Toronto,  Progress Book, 1987.
Vous dites  pouvoir « sans aucun problème […] mettre une ou plusieurs […] sources  archivistiques soviétiques et russes, de première main […] en face de chacune de  [vos] affirmations ».  Je vous remercie donc de me préciser à quelles sources  « de première main »  contemporaines des faits (et non postérieures à la mort de Staline si elles  ne sont pas contrôlables par des sources « de première main ») vous  avez puisé vos développements « psychologisants » sur cet homme  fourbe, sadique, cruel, rompu à « la méfiance et la dissimulation »  par sa formation au séminaire de Tiflis (article, p. 41); sur le lien entre le  jugement de Soukhanov sur Staline « tache grise » et la « balle  dans la nuque » dont il mourra « plus tard », ce nul étant  « rancunier ». La « société » soviétique aurait été  « affamée » (sur quelles études économiques vous appuyez-vous?, les  archives que je fréquente depuis des décennies établissent plutôt les progrès  dans l'alimentation de la population entre 1917 et 1941). D'où tenez-vous que  « la terreur » relevait de la seule malignité de Staline? Car selon  vous, l'Allemagne ne s'occupait pas de l'URSS, pas plus que de l'Ukraine :  d'ailleurs, quand la Wehrmacht est entrée en URSS, le Reich n'avait jamais rien  fait ni tenté contre l'URSS, pas stipendié ses adversaires – pas plus que dans  le reste de l'Europe occupée d'ailleurs. Allez donc lire ce que pensait le père  de Nicolas Werth de la Gleichshaltung  de la France de 1938. Paris et Londres ne s'étaient non plus jamais occupés des  Soviets, ni Washington, ni Rome-Saint-Siège. La Cinquième Colonne, terme inventé  par les franquistes pour qualifier leurs œuvres dans le camp républicain  espagnol, serait une invention stalinienne. C'est comme la Révolution  française : l'aristocratie européenne a tranquillement attendu qu'elle  « mangeât ses enfants », en lui consacrant à peine un regard. Vous  rejoignez l'historiographie la plus réactionnaire, Furet et ses héritiers, qui a  actuellement envahi le champ de la Révolution française et clame partout que les  révolutionnaires ont, sinon totalement inventé, du moins instrumentalisé le  péril contre-révolutionnaire (voir les travaux de Jean-Clément Martin, dont la  nomination a sonné le glas de l'influence marxiste – stalinienne? – sur cette  historiographie, si solide depuis Mathiez).
Je conteste  formellement votre thèse, celle de l'historiographie dominante française, de la  fabrication des complots.  L'historiographie « révisionniste » américaine ou britannique fournit  depuis des décennies des travaux documentés par des sources étatiques « de  première main » sur lesdits complots. Votre citation du seul « mauvais  roman des Sayers et Kahn » date singulièrement, tant ce champ de recherche  a été confirmé et rénové dans les dernières décennies. Arno Mayer recense un  certain nombre des travaux correspondants. Roberts aussi, dont vous réduisez les  ouvrages (j'en ai cité un, mais il y en a d'autres) à des « études  britanniques qui […] utilisent des fragments […] de documents d'archives  accessibles » (assurément, vous n'avez jamais lu Roberts). J'en cite  également beaucoup, notamment dans la recension du dernier livre de Roberts (qui  figure sur mon site), et je trouve depuis plus de 35 ans traces diplomatiques,  militaires et policières avérées par leur abondance et leur concordance de ces  complots « occidentaux ».
Admettons que  Staline aurait « tenu » des militants par la connaissance de leurs  faiblesses. En quoi la chose signale-t-elle son indignité? Trotskiste, et par  définition « militant révolutionnaire » ou « ouvrier », vous  connaissez la fonction des responsables des « biographies » des  militants et la règle établie par l'Internationale communiste à ce sujet (qui  n'avait pas scandalisé Trotski à son époque bolchevique, à ma connaissance).  Elle n'établit pas la vilenie des communistes, mais la simple conscience que le  camp d'en face pouvait introduire des « moutons noirs » dans le leur.  Complot imaginaire? J'ai consulté dans le volume F7 13427, Allemagne,  renseignements 1929-30 (Archives nationales) les « listes noires du PC  allemand » que détenait la police française (et comment donc? Par quelle  curieuse voie?). Elles comportaient « deux parties » : 1°  « espions, provocateurs et traîtres », 2° « Escrocs, chevaliers  d'industrie et nuisibles au parti ». La confrontation de ces listes avec  des sources directes légitime ces précautions communistes de  « flicage », qui ne faisaient que répondre à l'adversaire. La pression  étrangère en URSS, réelle, non imaginaire, et l'achat de militants par  l'adversaire (dont vous auriez une idée précise en lisant mon Choix de la défaite, et bien d'autres  avant moi ont traité du cas de Doriot) ont évidemment enraciné ces pratiques.  Elles vous choquent? Pas moi, qui suis habituée aux archives policières, donc à  la traque des révolutionnaires et à la corruption de militants las de la dure  action de classe, piégés pour un motif ou un autre, tentés par une vie plus  facile, etc.; qu'elles attestent. Je comprendrais, même si je n'avais pas de  sympathie politique précise, que les révolutionnaires aient tenté de se prémunir  contre le flicage et la corruption éventuels des leurs. Ils avaient en effet  fort à faire. L'épisode des fonds inépuisables de l'UIMM ne surprend que ceux  qui ne travaillent pas sur les fonds des services spécialisés de la police,  seule sources sérieuses sur ces pratiques.
En revanche,  quelles sont vos sources sur la tenue en laisse de Thorez et d'Ernst Thälmann,  par Staline qui « aim[ait] les taches »? Prétexte à imputer à Staline  seul la ligne « de combattre en priorité les socialistes, jugés plus  dangereux que les nazis » (article, p. 42). Il faut résolument ignorer  l'histoire allemande, et le rôle réel du SPD de soutien actif aux forces de  réaction avant, pendant et après la Première Guerre mondiale, pour attribuer le  conflit SPD-KPD aux caprices de Staline. Vous n'allez pas dans votre article  jusqu'à mentionner la thèse de Margaret Buber-Neumann, selon laquelle cette  canaille de Staline aurait livré à Hitler les militants du KPD. Merci de me dire  si des archives soviétiques ont confirmé la thèse de cette ex-communiste que  l'Occident a sacralisée autant que Kravchenko (franche canaille ‑ selon les  fonds du Quai d'Orsay, formels : correspondance de janvier 1948,  Europe URSS 1944-1948 vol. 45, relations avec les  Anglo-Saxons, janvier-mai 1948, MAE ‑ qui a  d'ailleurs usé de son témoignage au procès de 1949). Je n'ai en des décennies  jamais rien trouvé sur ce point, mais vous suggérez que Staline obtint  par le pacte germano-soviétique la capacité de libérer des griffes  hitlériennes certains militants communistes ou d'y maintenir les autres, tel  Ernst Thälmann qui, « emprisonné par la Gestapo,  […] ne sert plus à rien. Staline le laissera pourrir en prison. » (article,  p. 42). Il aurait donc eu le pouvoir de l'en  sortir.
Je n'ai pas lu « les lettres envoyées  par Thälmann à Staline et Molotov par l'intermédiaire de sa femme Rosa »,  mais j'ai consulté des sources m'autorisant à mettre en doute vos affirmations.  Je mentionne en passant votre présentation, peu originale en France, du pacte  germano-soviétique – une des horreurs que vous imputez à Staline (article, p.  40), dont je présente les origines, depuis 1932-1933, dans Le choix de la défaite. Ce fut une  simple précaution, de l'avis du grand antibolchevique Churchill, prévue depuis  1933 par les diplomates et attachés militaires « occidentaux » au cas  où l'URSS n'obtiendrait pas une alliance tripartite comme celle de 1914. Cette  thèse, confirmée par les sources et la bibliographie que vous ignorez, interdit  à tout historien à la fois documenté et honnête de transformer l'URSS et le  Reich en alliés du 23 août 1939 au 22 juin 1941. J'affirme, comme Roberts et  Carley, qu'ils ne le furent point. Et j'accorde crédit à un document figurant  dans le volume 36 de la série URSS Europe 1944-1949 du ministère des Affaires  étrangères, Allemagne-URSS octobre 1944-octobre 1947, établissant que seuls les  hitlériens avaient pouvoir sur Ernst Thälmann, et aucunement Staline. Selon  cette note de renseignement (sans date, classée dans de la correspondance de  novembre 1944, « Expérience russe Heinrich Himmler »), était  considérée, le 15 février 1945 (date manuscrite) comme  « vraisemblable » par la direction Europe du Quai d'Orsay, Himmler  tenta depuis la fin 1943 d'utiliser Thälmann comme intermédiaire dans une  tentative de « paix séparée germano-russe » (divers détails sont  fournis sur ses conditions). La pression dura, mais le dirigeant communiste ne  voulut rien savoir. Himmler décida donc, au bout de plusieurs mois de  « supprimer les témoins gênants de cette "expérience". Thälmann fut  assassiné par la Gestapo [en août 1944] sur l'ordre de Himmler et pour donner le  change, on exécuta avec lui quelques autres détenus politiques. Officiellement,  le gouvernement du Reich annonça que le camp de concentration où se passa le  drame [Buchenwald] avait été atteint par des bombes ennemies au cours d'un raid  aérien. Les deux hommes de confiance de Himmler furent impliqués dans l'affaire  du complot contre Hitler et exécutés. » Qu'est-ce que Staline a à voir avec  le sort d'Ernst Thälmann après mars 1933?
Sur Staline  pendant la guerre, vous répétez tous les poncifs sur le pleutre terrifié,  méfiant envers un Sorge habitué des bordels, « paralys[é] » par le 22  juin 1941; manque à peine la thèse de la pure et simple surprise, Staline étant  pris « à la gorge » par l'invasion; « piètre chef de  guerre » seulement « soucieux […] de dresser les généraux les uns  contre les autres », hurlant au faux complot pour expliquer « la  débâcle » dont il est seul responsable (article p. 45). Vous gagneriez à  lire Roberts, qui, avec ses sources (pas des bribes) et son immense  bibliographie, vous dément en tous points. De quelles sources directes  tenez-vous 1° le discours de Staline au « chef de la Tcheka » sur les  délices du « choix de la victime » et de l'assouvissement de la  vengeance? (article, p. 45-46), 2° l'épisode suivant, exemple concret présumé de  la passion de Staline pour le rôle du chat écrasant la souris (p. 46). Vous  servez au lecteur la thèse de l'antisémite (« Sa campagne antisémite vise à  décimer les juifs », p. 46), qui nous change de celle de la droite et de  l'extrême droite que vous ne mentionnez pas, qui avait inondé  l'entre-deux-guerres, du Staline « pantin des juifs ». Merci de vous  reporter sur ce point à mes arguments critiques de Roberts sur l'après 1945.  Votre amalgame final sur les thèses alléguées des « vétérans » est  franchement indigne.
Votre humour  sonne faux sur l'« "historien" anglais » (pourquoi ces guillemets ?  Vous lui refusez le titre d'historien?) qui pourrait « pomper [l]e gros  livre […d'] un "historien" stalinien russe » (qui? Pas historien non plus?  Alors, les seuls historiens sont les  historiens français antisoviétiques?). Ces façons, qui frôlent la xénophobie,  surprennent, moins cependant que l'incroyable incapacité des historiens  trotskistes français (l'Américain Moshe Lewin, lui, ne nie pas les évidences) à  envisager les rapports sociaux quand ils traitent de celui qui a dirigé l'URSS  de la fin des années vingt à 1953. Accepteriez-vous de n'importe quel  « historien » ou historien qu'il évacue l'analyse économique et  sociale? C'est ce que votre haine de Staline vous conduit à faire de façon  systématique, comme nos collègues vernaculaires de tous bords, extrême droite  incluse. C'est désolant. On peut à propos de l'URSS de Staline écrire n'importe  quoi, comme on agit avec les photos : puisqu'on ne dispose pas des bonnes  (et pour cause), on fait avec les fausses, car cesser d'ériger Staline en  monstre sanguinaire, fût-ce sur la base de sources convergentes, serait  « vraiment gonflé ». Le « militant ouvrier » que vous  flattez d'être ne s'interroge-t-il pas sur l'exploitation par « l'ennemi de  classe » de sa réputation de « spécialiste de l'URSS »? Si le  stalinisme vous fait horreur, ne réfléchissez-vous jamais à la remarque du vieux  Bebel sur le sens des flagorneries ou félicitations de la bourgeoisie? Aucun  « militant ouvrier » ou historien honnête et indépendant n'est  sollicité par L'Express pour ses  qualités militantes ou scientifiques. Et notre collègue anglais Simon Sebag  Montefiore, auteur dans le même magazine du torchon « Le voyou qui lisait  Platon » (p. 48, 50), pourrait y réfléchir aussi, lui dont tous les  ouvrages obtiennent traduction immédiate en français, tandis que Roberts et tant  d'autres sont condamnés à l'obscurité.
Bien  cordialement,
Annie Lacroix-Riz
France culture –  Dimanche 9 mai 2010
Annie Lacroix-Riz,  professeur d'histoire contemporaine à l'Université de Paris  VII,
Paru dans La Raison, n° 553, sous le titre  « Vichy et  l'assassinat de la république », p. 17-20
On présente  volontiers la Défaite de 1940 comme une sorte de malédiction technique, la  France ayant été gouvernée par des hommes politiques recevant trop  d'informations ou pas assez, et d'ailleurs inaptes à les interpréter  correctement ; par des militaires gâteux, incapables de s'adapter aux  conditions nouvelles d'une guerre de mouvement et attachés à la défensive s'en  s'être rendu compte que l'Allemagne préparait l'offensive. Cette thèse a  aujourd'hui seule droit de cité, par exemple dans un récent numéro spécial de la  revue L'histoire d'avril 2010, dont  les articles et interviews de « spécialistes » réels ou présumés ne  tiennent aucun compte de l'apport des sources originales, françaises et  étrangères, aujourd'hui disponibles. 
Or, ces archives confirment l'analyse de nombreux contemporains des  années de guerre et d'Occupation, et en particulier l'un des plus prestigieux,  historien médiéviste et grand observateur de son époque, Marc Bloch. En avril  1944, à quelques semaines de son assassinat par la Milice, il présenta dans une  revue clandestine comme la signature de la trahison de Pétain, au sens juridique  d'intelligence avec l'ennemi, sa longue préface approbatrice au livre de 1938 du  général de réserve Louis Chauvineau, ancien professeur à l'École de Guerre  (1908-1910), Une invasion est-elle possible?, qui prônait la défensive et  ridiculisait la guerre offensive (avec avions et blindés) et les alliance de  revers de la France [1]. Le jugement général qu'en tira Bloch a fourni le cadre  d'une longue recherche puis de deux ouvrages récents : Le Choix de la défaite : les élites  françaises dans les années 1930 et De  Munich à Vichy, l'assassinat de la 3e République,  1938-1940[2] : « Le jour viendra », affirmait Bloch,  « et peut-être bientôt où il sera possible de faire la lumière sur les  intrigues menées chez nous de 1933 à 1939 en faveur de l'Axe Rome-Berlin pour  lui livrer la domination de l'Europe en détruisant de nos propres mains tout  l'édifice de nos alliances et de nos amitiés. Les responsabilités des militaires  français ne peuvent se séparer sur ce point de celles des politiciens comme  Laval, des journalistes comme Brinon, des hommes d'affaires comme ceux du  Creusot, des hommes de main comme les agitateurs du 6 février, mais si elles ne  sont pas les seules elles n'en apparaissent que comme plus dangereuses et plus  coupables pour s'être laissé entraîner dans ce vaste  ensemble ».
La hiérarchie de  Marc Bloch des cinq principaux groupes coupables de la Défaite était ainsi  établie : les militaires, les hommes politiques, la presse, les hommes  d'affaires (firme Schneider, dont le président Eugène, roi de la  Tchécoslovaquie, la tua en septembre 1938, avant de la vendre, concrètement,  avec Skoda, à Krupp, en décembre), et les agitateurs du 6 février 1934, ce  mouvement dans lequel nombre d'historiens voient une simple révolte de la droite  « républicaine » et de l'extrême droite contre les tares de la  république parlementaire. Depuis 1999, de nombreux fonds français ont été  ouverts aux chercheurs après avoir été fermés pendant soixante ans. Leur  dépouillement permet à la fois d'avérer l'analyse de Bloch et de modifier sa  hiérarchie des responsables, que des années de recherches m'ont conduite à  établir ainsi : 
1 - Les  « hommes d'affaires », que je nomme les hommes du grand capital, de la  fraction la plus concentrée des milieux économiques, dominent toutes les autres  catégories. Ils jouent un rôle déterminant parce qu'ils sont maîtres de la  politique économique, malgré le rôle grandissant de l'Etat, et de la vie  politique au sens très large : ce contrôle hégémonique inclut la  possession, donc la maîtrise permanente des moyens d'information.  
2 – Les politiciens.  Il ne s'agit pas uniquement de Laval ou des hommes de droite et d'extrême  droite, mais d'un ensemble de responsables, comprenant la gauche dite « de  gouvernement », radicale et socialiste, d'autant plus que, dans  l'entre-deux-guerres, depuis 1924, et plus encore pendant la crise des années  1930, une majorité de Français vota à gauche. Ne se distinguant pas sur  l'essentiel – et surtout pas sur la gestion de l'économie – des élites de droite  qui dirigeaient l'économie et la société, cette « gauche de  gouvernement », Léon Blum inclus et les radicaux plus encore (Herriot,  Chautemps, Daladier, etc.), confrontée à la crise (du profit) adhéra aux  solutions requises par les responsables de l'économie. Or, les plans économiques  et politiques mis au point depuis les années 1920 et surtout 1930 supposaient  tous « réforme de l'État », c'est à dire réduction sensible, voire  liquidation des pouvoirs du Parlement. Ils permettraient, pour régler la crise  (rétablir le taux de profit) d'éliminer des institutions gênantes pour le grand  patronat désireux de réduire les salaires directs et indirects. Pour les raboter  de manière drastique, celui-ci disposait de modèles étrangers efficaces :  il apprécia d'abord l'exemple donné par l'Italie fasciste depuis novembre 1922,  puis et surtout par l'Allemagne pré-hitlérienne (de Brüning) et hitlérienne, car  aucun pays n'avait sabré les salaires directs et indirects de manière aussi  drastique que l'Allemagne depuis 1930 et surtout depuis février  1933.
De sorte que, pas  seulement pour la droite et l'extrême droite, mais aussi pour une fraction  grandissante de la gauche de gouvernement, la renonciation aux « acquis  sociaux » par la masse de la population apparut comme la meilleure voie de  sortie de crise – sur la base exclusive de la formule maintien ou augmentation  des profits-casse des salaires. Dans les projets du grand capital fut établi un  lien automatique entre ladite casse et la formule « très autoritaire »  mise en œuvre dans les pays voisins. Nulle part ne pouvait être obtenue  l'acceptation spontanée des énormes « sacrifices » de la crise que  devrait consentir le peuple seul. Il fallait donc se passer du consentement  populaire par une réduction ou une disparition 1° du Parlement ‑ toujours trop  sensible aux desiderata des électeurs  appelés à renouveler les sièges des députés ‑, et 2° des partis (de gauche) au  service de la population, qui seraient tentés, poussés par leur base sociale ou  spontanément, de faire obstacle aux mesures contre les salaires. Tout cela  supposait nouvelle organisation politique où ne se retrouva pas seulement  l'ensemble droite-extrême droite tenté de fusionner au cours de la crise : la  gauche de gouvernement fut aussi séduite par les solutions jugées modernes et  pertinentes développées dans les milieux les plus concentrés de l'économie.  L'adhésion fut au moins partielle (Blum compris, immergé dans un milieu  « moderniste » directement lié au grand capital), parfois totale (chez  Daladier dès 1933 et comme chef du gouvernement d'avril 1938 à mars 1940, après  un virage à gauche purement pré-électoral en  1935-1936).
Dès les années 1920 se  constituèrent des groupes de réflexion et d'action à l'intérieur du grand  patronat, dont le principal, créé en 1922 (l'année du triomphe du fascisme en  Italie), s'appela synarchie. La synarchie, nous assure-t-on, n'existe pas  [3]. Avérée par les sources, elle fut fondée par douze  décideurs‑ issus de la grande banque (dont les banques Worms et d'Indochine) et  de l'industrie lourde – et en compta une cinquantaine dans les années 1930. Ces  milieux, quintessence de ce que la propagande du Front populaire appelait  « les 200 familles » (les 200 plus gros actionnaires de la Banque de  France), détenaient assez de pouvoirs pour convaincre les hommes politiques, les  journalistes (mais aussi les publicistes et les syndicalistes compréhensifs),  les hommes de main et les militaires de haut rang (auxquels il assuraient une  retraite (précoce) dorée, comme Weygand, administrateur de la Compagnie  internationale du canal de Suez pour 600 000 frs par an depuis sa retraite  de 1935. Aux décideurs de la poignée dirigeante des synarques revint la  décision, à toutes ses étapes ; aux féaux des quatre autres niveaux, la  propagande et l'exécution.
Les hommes politiques,  parlementaires compris, furent associés à des plans de liquidation de la  République ou en furent précisément informés sans juger bon d'en aviser leurs  électeurs ou les membres mineurs de leurs partis. Cette réalité, attestée par  des sources françaises et étrangères, abondantes (malgré de considérables  destructions d'archives), est aujourd'hui repoussée par les porteurs de  l'idéologie dominante, en premier lieu les journalistes ou publicistes  fabriquant l'opinion en la « dindonnant »[4] : ceux-ci arguent qu'étudier un complot, une  conjuration, une stratégie, relèverait d'une « histoire du complot »,  concept inacceptable en soi. La question, en quelque sorte, « ne sera pas  posée ».
Pourtant, comme je  le dis souvent à mes étudiants, personne ne se demande si Allende est  « tombé » tout seul : les archives américaines sont déclassifiées  rapidement et l'on peut, sur la seule base des fonds publiés, vérifier que  Washington a assuré, en s'appuyant sur les élites chiliennes que gênaient les  réformes sociales en cours, d'abord la chute d'Allende puis sa succession par le  régime de Pinochet, caractérisé d'une part, par la terreur et la baisse  drastique du niveau de vie pour la masse de la population, et, d'autre part, par  une liberté économique et politique sans limites pour le grand capital (chilien  et américain). 
Les archives française et  les archives étrangères que j'ai consultées permettent d'établir aussi  formellement que les projets politiques évoqués plus haut étaient déjà fort  avancés dans les années 1920 (projet de putsch Lyautey de 1926-1928, auquel  l'obscur clerc Emmanuel Suhard fut étroitement associé : sa promotion  consécutive lui permit de participer, comme archevêque de Paris, à l'ultime  étape de la trahison, celle de 1940). La solution prit forme définitive en  1933-1934 : c'est à la faveur de la première tentative d'étranglement de la  République, le 6 février 1934, et surtout de ses suites (le gouvernement de  Doumergue, autre entretenu, aux mêmes conditions que Weygand, par  « le » Suez) que fut trouvée la formule politique finalement venue au  jour à la faveur de la Défaite consciencieusement préparée : le duo formé  par Laval et celui que ce dernier qualifiait de « dessus de  cheminée », c'est-à-dire Pétain. En 1935, François de Wendel, déjà  présenté, « sout[enait] M. Laval de toute son influence » et préparait  la chute du régime en préférant au le colonel de la Rocque, son ancien chouchou,  et à ses Croix de Feu (qu'il finançait largement) « un homme disposant d'un  grand prestige dans le pays et ayant eu également la faveur de  l'Armée »[5].
La synarchie s'appuyait  sur des hommes politiques et sur des hommes de main, trouvés, sauf exception  notable (quelques renégats de gauche ou d'extrême gauche), dans la droite et  l'extrême droite, c'est-à-dire dans les ligues fascistes qui, financées par le  grand capital en général et la synarchie en particulier, s'étaient développées  en France suivant deux étapes, dans les années 1920, puis dans la décennie de  crise. Ces ligues, sans disparaître individuellement, fusionnèrent en  « Cagoule » en 1935-1936. A « la Cagoule » qu'on nous  présente volontiers, avec une arrogance égale à l'ignorance, comme un petit  mouvement risible, fugace et inoffensif [6], la synarchie fournit des moyens considérables. Car elle lui  servit de bras armé ou d'« "aile marchante" », selon le meilleur  spécialiste de « La Cagoule » et des ligues, le juge d'instruction  Pierre Béteille, dans son rapport de 1945 pour le procureur général du procès  Pétain, Mornet[7] : elle groupait en 1939 environ  « 120 000 hommes pour toute la France, répartis en 40 légions »  au service d'une stratégie de la tension – mise en œuvre quand le Front  populaire se tint debout (en 1936-1937), abandonnée ensuite au profit des grands  projets de la phase finale ‑ dont 20 000 dans l'armée, car il y avait une  « Cagoule » civile et une « Cagoule » militaire.  
Au sommet de la  « Cagoule » militaire, dont la direction comptait les étoiles de  l'Etat-major (Gamelin, chef d'état-major général, ne fut pas de la dernière  étape, mais fut informé de tout et ne s'y opposa jamais), on trouvait rien moins  que Pétain et Weygand : le duo fut, le 18 mai 1940, mis en place par  l'homme de la droite classique Paul Reynaud. Les liens étroits de ce dernier  avec la synarchie avaient fait toute sa carrière ministérielle, mais  l'historiographie dominante continue à le dresser en homme fatigué, hésitant ou  en mystère[8]. Pour connaître les autres éminences (Darlan compris),  il suffit de disposer de la liste des officiers peuplant les cabinets de Vichy.  Les civils dirigeant la Cagoule se confondaient le plus souvent avec ceux de la  Synarchie : trônèrent à Vichy tous les hommes qui avaient forgé et fait  exécuter les plans de liquidation de la République, et qui s'auto-attribuèrent  les deux premières promotions des médailles de la  francisque.
Dans ce dispositif  les journalistes jouèrent un rôle, hauts salariés qu'ils étaient d'organes de  presse détenus par le grand capital : symbole d'une situation générale, Le Temps, prédécesseur direct du Monde, appartenait pour plus de 80% au  Comité des Forges en 1934 (après avoir été partagé jusque là entre Comités des  forges, des houillères et des assurances). 
Ce qui détermina la  Défaite ne fut pas seulement la perte de « la bataille de 1940 » par  les généraux, par ailleurs affectés à une mission directe : Huntziger  ouvrit d'emblée la percée de Sedan à la Wehrmacht, qui s'y engouffra ;  Pétain et Weygand allèrent discuter autour du 20 mai avec des délégués du Reich.  Ce fut la décision du Grand Capital, qui généra l'exécution de tous ses obligés,  armée comprise. Il voulait des salariés dociles à la casse de leurs salaires. Il  refusait de se battre contre le Reich, si précieux partenaire commercial et  financier. Il convenait de lui vendre les produits dont n'avait pas besoin la  France puisqu'elle ne préparait pas la guerre, au premier chef le fer des canons  et la bauxite (pour l'aluminium) des avions. Il ne pouvait être question de  contrarier cet énorme débiteur dont la mise en défaut avait failli détruire le  système capitaliste dans la crise systémique, bancaire et monétaire, du  printemps et de l'été 1931. Pour ne pas déplaire à l'Allemagne, le Grand  Capital, clé de « l'Apaisement », orienta la politique de la France  vers le compromis à tout prix. Entre autres, le futur gouverneur de la Banque de  France et chef de la délégation française d'armistice de Wiesbaden, le synarque  Yves de Boisanger, alla en traiter avec le directeur général de l'IRI (Instituto di ricostruzione  industriale italiano), Giovanni Malvezzi, en juillet 1939. L'Allemagne,  ayant, elle, envie de faire la guerre indispensable à la conquête, se trouva,  face à ses partenaires complaisants, en mesure d'agir sans trouver résistance  organisée. La France fut donc vaincue dans les cinq jours (à peine) qui  suivirent l'assaut du 10 mai 1940, pas à cause du « pacifisme »  présumé d'un peuple qui avait supporté plus de quatre ans de guerre à peine plus  de vingt ans auparavant.
[1] Cahiers  politiques n° 8, « À propos d'un livre trop peu connu », in Bloch Marc, L'étrange défaite, Paris, Gallimard, 1990  (juillet-septembre 1940, 1ère édition, 1946).
[2] Paris, Armand Colin,  respectivement, nouvelle édition complétée et révisée, 2010, et  2008.
[3] Typique de l'assurance  hégémonique dans la production historique française, Olivier Dard, La  synarchie ou le mythe du complot permanent, Paris, Perrin,  1998.
[4] « L'opinion française  dindonnée par les campagnes "idéologiques" » fut conduite, « dans son  ignorance », à prendre des vessies pour des lanternes, en 1938 [et  au-delà], note de l'État-major, anonyme, 15 septembre 1938, N 579, SHAT  (expression souvent utilisée dans les ouvrages cités n. 2).
[5] RG, P. 8553, 4, 3  juillet 1935, F7 12960, Archives nationales.
[6] « « Avant-guerre, la  Cagoule a pu apparaître comme une menace sérieuse contre la République. En  réalité, elle a été un épiphénomène, certes bruyant, sanglant, fascinant même  pour une frange réactionnaire, mais elle ne fut en rien, ni en 1936, encore  moins sous l'Occupation, une organisation politique d'envergure. Apparemment,  son parfum de romantisme noir ne s'est pourtant pas totalement évaporé »,  Henry Rousso, Libération, 31 mai 1991, « Les Cagoulards, terroristes  noirs ». La Cagoule fut « mise au jour et décapitée quelques semaines » après son  attentat du 11 septembre 1937 contre le siège de la CGPF, décrète Olivier Dard,  Les  années trente, Paris, Le Livre  de Poche, 1999, p. 162.
[7] « Relations de Pétain avec le CSAR » (Comité secret d'action révolutionnaire, autre nom de la Cagoule), fonds Mornet, II, Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC).
[8] Exemple de cette obstination, Julian Jackson « Les politiques ont-ils failli ? », L'histoire n° 352, p. 78-85.
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