Une leçon de journalisme par un journaliste... ça décoiffe!]
« Les médias aiment quand c'est tout blanc ou tout noir. Dès que le gris s'invite, tout se complique »
Sorj Chalendon est un journaliste de talent qui a nourri pendant des décennies les lecteurs de Libé de ses articles pointus, en particulier sur la question irlandaise. Ayant aujourd’hui quitté Libé, il vient de sortir un roman Mon traître, présenté cet après-midi à
Vous venez de sortir un roman, Mon traître. Travaillez-vous toujours comme journaliste ?
Après 34 ans passés à Libération, j’ai quitté le quotidien en 2007 car la ligne éditoriale poursuivie par Serge July a échoué. J’ai senti que les gens comme moi n’avaient plus toute leur place à Libération. Depuis un an, je cherche en vain du travail de journaliste, dans un contexte où tout le monde licencie (le Monde, le Figaro etc.). En attendant je donne des cours de journalisme à Lille et Paris.
De quoi traite votre livre ?
C’est mon troisième roman après Le Petit Bonzi et Une promesse qui a reçu le prix Médicis. Il y a une confusion sur ce livre: ce n’est pas un travail de journaliste mais une vraie fiction. Contrairement à ce qui se dit, ce livre n’a rien à voir avec l’histoire de Denis Donaldson (militant de l’IRA et du Sinn Fein irlandais, qui s’est avéré être retourné par les services britanniques NDLR). Denis était pour moi un proche, un frère.
La trahison de Denis a été le révélateur qui m’a donné l’envie d’écrire cette histoire. Ce n’est en aucun cas, ni la vie ni l’histoire de Denis. Le héros est Tyrome Meehan, un républicain irlandais qui va devenir un traître. Le héros français est un luthier, dans lequel l’on retrouve quelque chose de moi. J’étais trop proche et impliqué pour écrire cette histoire, qui a été très douloureuse pour moi. La trahison de Denis à seulement donné naissance à celle-ci. Denis était un membre de l’Ira, très politique: dans mon livre le héros est juste un soldat de l’IRA.
Suivez-vous toujours l’actualité irlandaise ?
Je suis tout cela de très près car cela me touche, bien qu’en tant que journaliste, je ne puisse le faire concrètement. Je n’avais envie ni de juger, ni de comprendre, je voulais juste faire un roman sur une histoire commune. Je me suis aperçu que ce frère qui remontait mon manteau dans le froid était en fait un traître.
Que pensez-vous du traitement que font les médias des sujets liés aux luttes de libération nationale ?
Je me suis souvent posé la question. Pour moi, il s’agit plus de paresse intellectuelle et politique, plus de la méconnaissance des sujets traités que d’une ligne politique définie. Quand on dit "Libération a traité l’Irlande ou la Palestine autrement", en fait ce sont des personnes à l’intérieur qui l’ont fait et non pas une ligne définie par la rédaction. Le journal a juste fait confiance à ses journalistes. Je n’ai aucun souvenir de réunion définissant la stratégie sur l’Irlande ou le Pays Basque. C’est plus basé sur l’individualité. Il est plus facile pour le journal d’en parler quand il y a de l’actualité, que d’aborder le fond des problèmes. Quand une bombe explose, le journal en parle. Si un processus de paix se met en place, plus personne n’y comprend rien et cela ennuie le journal, donc on n’en parle pas.
En ce moment, par exemple, il y a une actualité très forte en Irlande, mais personne n’en parle. Les médias aiment quand c’est tout blanc ou tout noir. Dès que le gris s’invite, tout est brouillé et se complique. Par exemple, pendant 20 ans, j’ai lu dans les journaux que le sigle de l’IRA était "Armée révolutionnaire irlandaise", alors qu’il s’agit de l’Armée républicaine irlandaise. Le mot révolutionnaire collait mieux à ce qu’ils voulaient voir du terrain. Révolutionnaire fait peur, alors que Républicain renvoie à une tout autre image. Cela ne paraît rien mais c’est fondamental.
J’en veux à la presse d’écarter tout ce qui dérange. L’idée même que parfois il faut faire la guerre pour avoir la paix, qu’il ne peut y avoir de paix sans justice paraît insurmontable. Autant il est facile pour tout le monde de dire "Massoud est formidable", "les Tibétains sont géniaux", etc. Mais dès qu’il y a un mouvement armé ou nationaliste face à une démocratie comme l’Espagne ou la Grande-Bretagne, là on perd ses moyens et on ressasse les vieilles lubies : "c’est du terrorisme et tout ça" . Il faut dire que la violence est une chose difficilement acceptable et audible, dans un journal national bien pensant, il n’est pas simple d’expliquer que parfois la violence peut être nécessaire.
Il m’est arrivé de vouloir faire des analyses dans Libération sur le Pays Basque ou sur l’Irlande pour expliquer, comme dans les années 80 en Irlande avec l’interdiction du Sinn Fein, ou aujourd’hui en Pays Basque avec celle de Batasuna, que c’était des erreurs politiques et une imbécillité majeure. Pour que cela paraisse, j’ai dû l’écrire dans les pages "Rebonds", donc venant de l’extérieur là où cela n’engage pas le journal. Les journaux ont tous la même ligne sur la violence politique: "c’est mal et il serait mieux de négocier". Certes, mais négocier quoi, avec qui, sur quelles bases ? L’idée même que pour négocier il faut la justice laisse les médias indifférents.
L’Irlande et le Pays Basque sont-ils comparables ?
Je ne compare jamais. Dans les deux cas, la seule issue est la négociation, et celles-ci n’ont lieu que s’il y a la guerre. L’actuel vice-Premier ministre irlandais, bombardait, il y a des années Downing Streeet à Londres. Aujourd’hui il déjeune avec les responsables politiques anglais. Des situations paraissant inextricables comme l’Irlande depuis 800 ans, trouve leur solution grâce à une volonté commune ou tout le monde se dit qu’il faut arrêter les armes : les Britanniques ne vaincront jamais l’IRA, l’IRA ne vaincra jamais les Britanniques. A partir de là, il faut bien discuter.
Cela va-t-il dans le bon sens ?
Les catholiques irlandais étaient des citoyens de seconde zone absolue, avec une oppression nationale, sociale, politique, culturelle. Sans fusils, ils n’auraient jamais été pris en compte. Jamais les responsables des deux camps ne se sont serré la main, mais ils essayent quand même de gérer ensemble un mini Etat. En Pays Basque, il faudra ouvrir la table aux négociations; il n’y aura pas de paix sans justice, nulle part, c’est un élément invariable, intangible et mécanique.
Le drapeau britannique flotte toujours sur les institutions, la langue irlandaise n’est pas reconnue, l’Irlande du Nord est toujours coupée en deux, mais maintenant il y a le choix entre une réunification qui se fera plus tard avec 3000 morts en plus ou une tentative de gérer ce temps avant la réunification: certains républicains, minoritaires, pensent que Bobby Sans et ses camarades sont morts pour rien et que cela correspond à la volonté de la middle class irlandaise de gérer le pouvoir coûte que coûte. Je ne partage pas cette vision. Gerry Adams est un vrai homme d’Etat. Lorsque l’IRA a déposé, et non rendu, les armes, car il ne s’agit pas une reddition militaire mais d’un geste politique fort, elle a donné la possibilité à ses militants de s’asseoir à la table des négociations ; des militants emprisonnés dans les années 90 sont aujourd’hui ministres. Les catholiques et républicains sont enfin considérés comme des citoyens à part entière. Enfin, on commence à discuter d’égal à égal et il reste un chemin pour autre chose : la réunification et l’application du droit à l’autodétermination. C’est un processus de paix qui, je l’espère, ira à terme.
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